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Strasbourg : Turandot chez Xi Jinping

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Strasbourg. Opéra national du Rhin. 11-VI-2023. Giacomo Puccini (1858-1924) : Turandot, opéra en trois actes sur un livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d’après Carlo Gozzi. Mise en scène : Emmanuelle Bastet. Décors : Tim Northam. Costumes : Véronique Seymat Lumières : François Thouret. Vidéo : Éric Duranteau. Avec : Elisabeth Teige, Turandot ; Adriana Gonzalez, Liù ; Arturo Chacón-Cruz, Calaf ; Mischa Schelomianski, Timur ; Raúl Giménez, l’Empereur Altoum ; Alessio Arduini, Ping ; Gregory Bonfatti, Pang ; Éric Huchet, Pong ; Andrei Maksimov, un Mandarin ; Nicolas Kuhn, le Prince de Perse ; Clémence Baïz et Nathalie Gaudefroy, deux Servantes. Chœur de l’Opéra national du Rhin (Chef de chœur : Hendrik Haas), Chœur de l’Opéra de Dijon (Chef de chœur : Anass Ismat), Maîtrise de l’Opéra national du Rhin (Directeur artistique et musical : Luciano Bibiloni), Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction : Domingo Hindoyan

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Plus que la transposition par dans la Chine contemporaine et ultra-numérisée, c'est surtout la haute qualité de la distribution et la tenue orchestrale assurée par qui conduisent au succès la nouvelle Turandot de l'Opéra national du Rhin.

Après une remarquée Madama Butterfly à Nancy, la metteuse en scène revisite l'Extrême-Orient selon Puccini avec Turandot. Mais le conte fantasmatique et cruel de cette princesse de glace, qui fait décapiter ses prétendants après leur échec à résoudre les trois énigmes qu'elle leur propose, est bien éloigné du réalisme historicisant et de la délicatesse de porcelaine de Cio-Cio-San.

Au premier acte, nous transporte dans la Chine du XXIe siècle : néons multicolores, écrans vidéo géants et foule anonyme mais connectée qui regarde en direct sur ses téléphones portables l'exécution du Prince de Perse ou filmera pour ses followers le suicide de Liù. Le Mandarin y est un présentateur vedette et Turandot une image vidéo idéalisée (travail d'Éric Duranteau) à la blondeur toute occidentale. C'est aussi un monde totalitaire, à la police omniprésente et volontiers agressive, aux multiples caméras de surveillance et aux faisceaux de lumière inquisiteurs. Au second acte, le décor unique et carcéral de Tim Northam, en forme de boîte immaculée, se dépouille pour la scène des trois ministres, Ping, Pang et Pong. Vêtus de stricts costumes de fonctionnaires, ils demeurent collés à leurs sièges de bureau à roulettes, à leurs attachés-cases et à leurs ordinateurs portables après leur apparition initiale en trottinettes électriques. Pour la scène des énigmes, Turandot se matérialise comme par magie au sein d'un foule militairement ordonnée qui agite sans conviction de petits drapeaux rouges et face à un Empereur Altoum en général garni de médailles. Plus sobre encore, le troisième acte n'est garni que par un grand lit où Turandot s'endort tandis que Calaf chante à ses côtés son « Nessun dorma ». Sans grande cohérence, la foule, Timur et Liù les y rejoignent. Après le suicide de cette dernière, les deux protagonistes se retrouvent seuls. Calaf arrache avec violence un baiser à Turandot, elle lui déclare son amour puis s'éloigne à l'arrière-scène, laissant Calaf désespéré. L'icône retourne à son univers virtuel.

Bien qu'illustrées et réalisées avec soin, ces diverses pistes qu'explore assez superficiellement Emmanuelle Bastet ne nous renseignent guère sur la signification profonde du conte ni sur les motivations des comportements. La transposition dans cet univers policier, où le numérique est roi, apporte peu. On peut comprendre que Calaf tombe amoureux d'une image mais pourquoi devient-elle réelle pour aussitôt lui échapper ? Comment justifier que Turandot, traumatisée par le viol de son aïeule (qu'elle rappelle dans « In questa reggia » et qui est à l'origine de sa haine du genre masculin), avoue son amour après que Calaf l'a, à son tour, quasiment violée ? De plus, la direction d'acteur assez relâchée, surtout au troisième acte, contraint trop souvent les chanteurs à se réfugier dans des poses stéréotypées. Calaf en fait particulièrement les frais.

Les satisfactions seront donc surtout musicales. Pour sa première apparition sur une scène française, la Turandot d' est impressionnante d'autorité, d'aisance, de sécurité et de puissance dans ce rôle pourtant écrasant. Déjà remarquée l'an dernier à Bayreuth et Prague pour sa Senta dans Der Fliegende Holländer ou sa Gutrune dans Götterdämmerung, elle y fait valoir un timbre d'airain à la pulpe charnue et aux aigus dardés avec une intensité sidérante. Excellente actrice par ailleurs, elle parvient à faire sourdre détresse et fêlures par-delà la surface glaciale de son apparence. Le Calaf d' au médium plus confidentiel peine un peu à exister face à une telle tornade mais ses aigus rayonnants, puissamment projetés et longuement tenus assurent le succès de ses appels « Turandot ! » au premier acte ou de « Nessun dorma ». est une fort belle Liù, au timbre un peu trop épicé mais aux aigus lumineux et iridescents. conserve suffisamment de substance vocale pour Timur tandis que détaille avec netteté et une prononciation soignée son Empereur Altoum. Le format vocal est aussi de haute intensité pour les deux barytons, en Mandarin et en Ping. Tellement pour ce dernier que le trio des ministres paraît souvent déséquilibré malgré les indéniables qualités des deux ténors, en Pang et en Pong.

Les échos de la première déploraient un manque de netteté et une certaine lourdeur dans la direction de . Rien n'en subsiste pour cette deuxième représentation de la série. Au contraire, la précision notamment rythmique est impeccable, la cohésion fosse-plateau maintenue malgré la taille de l'effectif vocal et orchestral qui a contraint les percussions à prendre place dans les loges d'avant-scène. L' très engagé sonne intense et homogène et les senteurs instrumentales orientalisantes de Puccini sont parfaitement exhalées. Combinant les Chœurs de l'Opéra national du Rhin, de l'Opéra de Dijon et le chœur d'enfants à la remarquable justesse de la Maîtrise de l'Opéra national du Rhin, l'imposante masse chorale se montre capable autant d'exaltation que de subtilité voire de tendresse selon les moments.

La mort de Puccini en 1924 l'empêcha de terminer Turandot. Avec l'aide des notes qu'il avait laissées, le compositeur compléta les deux dernières scènes de l'ouvrage à partir de la mort de Liù mais Arturo Toscanini lui imposa des coupures pour la création posthume de 1926. C'est ce final tronqué qui est le plus souvent utilisé. Tout comme Antonio Pappano dans son récent enregistrement, l'Opéra national du Rhin a choisi de faire l'événement en reprenant la version intégrale. Qu'en dire ? La conclusion du livret y est plus développée et plus claire et les évolutions des caractères (notamment le revirement final de Turandot) sont mieux explicitées. Musicalement, Alfano n'a hélas pas le génie mélodique de Puccini et se contente de ressasser à l'envi les thèmes de ce dernier dont le célèbre « Nessun dorma ». La version longue du final prolonge, dilue et accentue ce manque d'inspiration. Toscanini n'avait peut-être pas tout-à-fait tort.

Crédit photographique : (Calaf), (Turandot) / (L'Empereur Altoum) © Klara Beck

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Strasbourg. Opéra national du Rhin. 11-VI-2023. Giacomo Puccini (1858-1924) : Turandot, opéra en trois actes sur un livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, d’après Carlo Gozzi. Mise en scène : Emmanuelle Bastet. Décors : Tim Northam. Costumes : Véronique Seymat Lumières : François Thouret. Vidéo : Éric Duranteau. Avec : Elisabeth Teige, Turandot ; Adriana Gonzalez, Liù ; Arturo Chacón-Cruz, Calaf ; Mischa Schelomianski, Timur ; Raúl Giménez, l’Empereur Altoum ; Alessio Arduini, Ping ; Gregory Bonfatti, Pang ; Éric Huchet, Pong ; Andrei Maksimov, un Mandarin ; Nicolas Kuhn, le Prince de Perse ; Clémence Baïz et Nathalie Gaudefroy, deux Servantes. Chœur de l’Opéra national du Rhin (Chef de chœur : Hendrik Haas), Chœur de l’Opéra de Dijon (Chef de chœur : Anass Ismat), Maîtrise de l’Opéra national du Rhin (Directeur artistique et musical : Luciano Bibiloni), Orchestre philharmonique de Strasbourg, direction : Domingo Hindoyan

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