À Bruxelles, le fastueux retour d’Henry VIII de Saint-Saëns

- Publié le 22 mai 2023 à 11:25
La Monnaie démontre avec éclat la valeur de ce trop rare chef-d’œuvre, dont Alain Altinoglu exalte l’invention musicale. Malgré une tendance à la surcharge, le spectacle d’Olivier Py assume sans complexe la dimension spectaculaire de la fresque historique.
Henry VIII de Saint-Saëns

Prévue pour le centenaire de la mort de Saint-Saëns en 2021, reportée pour cause de pandémie, c’est peu dire que cette nouvelle production d’Henry VIII était attendue. Outre les aléas sanitaires, la rareté de cet avatar tardif du grand opéra, créé au palais Garnier en 1883, piquait la curiosité. Et elle n’a pas été déçue tant l’ouvrage, malgré sa longueur (presque quatre heures), ne comporte aucun temps mort, mêlant drames amoureux, conflits religieux, intrigues politiques, en un livret alla Donizetti parfaitement ficelé qui conte la rivalité entre les reines Catherine d’Aragon et Anne Boleyn, attisée par l’intransigeant monarque anglais qui répudie la première au profit de la seconde. Une aubaine pour un metteur en scène, qu’Olivier Py saisit avec son savoir-faire usuel, mais aussi, hélas, une fâcheuse tendance à la surcharge.

Sur le plan visuel, les qualités sont nombreuses, grâce au fabuleux décor de Pierre-André Weitz, tout noir, tout en perspectives et en perpétuel changement, d’une invention architecturale époustouflante qui paie son juste tribut à celle que déploya Palladio pour le fameux théâtre Olimpico à Vicence. La Renaissance est aussi présente à travers quelques monumentales toiles peintes, dont une crucifixion du Tintoret qui sert de rideau de scène et dit le poids d’un christianisme torturé, empreint de sensualité. Les costumes, eux, mêlent les époques, celle de la dynastie Tudor et celle de la création de l’opéra, cette Troisième République naissante sans doute pas insensible à l’histoire d’un roi défiant l’autorité pontificale.

Intensité sidérante

Marque de fabrique d’Olivier Py, l’art du mouvement est indéniable, en particulier dans les ensembles et les passages choraux, qui sans complexe assument la dimension spectaculaire de la fresque historique. Mais la présence récurrente d’une dizaine de danseurs, parfois fort dévêtus, parasite la narration plus qu’elle ne l’éclaire, la chorégraphie qui leur est assignée se révélant en outre d’une affligeante naïveté – elle se résume souvent à mimer l’action principale. Quitte à convoquer ces danseurs, on aurait préféré qu’ils interprètent sur scène les divertissements du II, plutôt que sur le parvis du théâtre, pendant l’entracte, sur une bande enregistrée… Ajoutant d’innombrables éléments – là une machine à écrire, ici un révolver brandi par Anne Boleyn, plus tard un ballet de valises, ou encore une locomotive qui traverse le mur du fond – Py donne parfois le sentiment de ne pas faire confiance à son seul théâtre ; alors que quand celui-ci se dépouille, il produit des instants d’une intensité sidérante – et ils ne manquent pas lors des nombreux face-à-face entre les protagonistes.

Comme tout grand opéra, Henry VIII requiert des formats vocaux hors norme. De ce point de vue, force est de constater que le compte n’y est pas tout à fait, même si personne ne démérite. Nora Gubisch montre toujours un tempérament de feu, mais la voix semble aujourd’hui décharnée, le soutien affaibli estompe le contour des mots comme la précision du dessin mélodique, si bien que l’aura de cette Anne Boleyn pâlit face à la Catherine d’Aragon de Marie-Adeline Henry. Quoique celle-ci ne possède pas le grand Falcon qu’appelle ce rôle créé par Gabrielle Krauss (une Sélika dans L’Africaine de Meyerbeer, une Rachel dans La Juive d’Halévy), la fraîcheur de l’émission, l’insolence de l’aigu (parfois à la limite du cri), la délicatesse des phrasés, souvent baignés de larmes, hissent cette reine déchue sur la plus haute marche.

Frère jumeau du Grand Inquisiteur

Il faut bien un ténor : c’est à Don Gomez, émissaire espagnol et amoureux trahi par Anne Boleyn, qu’échoit cette tessiture. Ed Lyon s’en empare avec élégance, aussi précis dans sa diction (c’est un des rares non francophones du plateau) que dans ses intentions musicales, malgré une étoffe un peu légère pour les vastes envolées lyriques auxquelles s’abandonne le personnage. Frère jumeau du Grand Inquisiteur dans le Don Carlos de Verdi, le Légat du pape est campé par un Vincent Le Texier à la prestance intacte, mais au grave trop fatigué pour vraiment susciter l’effroi. Outre une excellente galaxie de petits rôles, triomphe surtout, sous la couronne d’Henry VIII, un Lionel Lhote époustouflant – par l’endurance, la noble sculpture des mots, la plasticité d’un chant dont les demi-teintes épousent toutes les variations du sentiment, la beauté d’un timbre auquel manque juste une once de noirceur pour pleinement traduire la cruauté du sanguinaire monarque.

Afin de guider cette valeureuse troupe dans les méandres d’une matière dramatique et musicale si dense, il faut un chef au métier lyrique aguerri. Alain Atinoglu est celui-ci, poussant l’Orchestre et le chœur de la Monnaie dans leurs retranchements, tout en restant maître du temps et de l’architecture. Sous cette battue infaillible, quatre actes durant, violence et passion sont à l’œuvre.

Henry VIII de Saint-Saëns. Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, le 21 mai. Représentations jusqu’au 27 mai.

A visionner jusqu’au 16 novembre 2023 sur OperaVision.

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