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Le Conte du Tsar Saltan à l’Opéra du Rhin / Festival Arsmondo Slave – De Dmitri les sombres dessins – Compte-rendu

 
 
 Lorsqu’il monte un opéra russe, Dmitri Tcherniakov a décidément l’art de jouer sur deux tableaux, de concilier images traditionnelles et mise au goût du jour, en trouvant une ruse qui permet pendant au moins quelques instants de donner au spectateur l’illusion qu’il va assister à une production classique, grâce à un décor monumental (on songe à sa récente mise en scène de Guerre et paix) ou à des costumes historicisants, comme pour le premier tableau de son Rousslan et Ludmilla. Poursuivant son exploration des œuvres de Rimski-Korsakov, c’est le très féerique Tsar Saltan qu’il passe cette fois à la moulinette, en révisant le livret comme suit : une femme d’aujourd’hui tente d’expliquer à son fils autiste pourquoi il n’a jamais vu son père, explications présentées sous la forme d’un conte, puisque le jeune homme n’est sensible qu’à ce type de récit.
 

© Klara Beck

La réalité terne et désolante de la maladie va donc se confronter au pittoresque coloré des princesses-cygnes et des villes magiques. Le folklore est surtout présent dans des costumes qui semblent sortis d’un livre illustré (impression renforcée par leur côté graphique, les tissus étant comme crayonnés) car, en ce qui concerne les décors, il faut se contenter des images animées conçues à partir des dessins de Tcherniakov lui-même : l’île de Bouïane, la cité fantastique de Ledenetz, l’écureuil magique et les trente-trois preux surgis de l’eau n’existent que sous la forme de dessins en noir et blanc projetés sur les parois blanches d’une sorte de grotte occupant le fond du plateau. Et un peu comme dans le film de Woody Allen La Rose pourpre du Caire, le jeune autiste réussit – momentanément – à passer de l’autre côté de l’écran pour rejoindre ce monde imaginaire. Au dernier acte, le père depuis longtemps absent accepte une réunion familiale qui tournera au désastre, son fils vivant extrêmement mal le fait de se retrouver tout à coup entouré d’une foule en liesse. Même les costumes bigarrés du début avaient déjà cédé la place à des tenues sans couleur lors de la scène du bourdon, confirmant la tonalité de plus en plus sombre du spectacle.
 

© Klara Beck
 
Musicalement, Le Conte du tsar Saltan est surtout mémorable pour ses pages symphoniques : outre le célébrissime vol de l’insecte susmentionné, les intermèdes précédant chaque acte sont superbes, alors que les parties chantées offrent moins de points saillants. Aziz Shokhakimov dirige l’Orchestre philharmonique de Strasbourg sans chercher aucunement à rendre plus sucrée cette musique de conte populaire, mais en soulignant au contraire tous les détails rugueux qui peuvent hérisser la partition. Le Chœur de l’Opéra du Rhin, souvent caché en coulisses, se montre lui aussi à la hauteur des exigences de l’œuvre.
 

© Klara Beck
 
Dans la distribution, on retrouve pratiquement tous les artistes présents lors de la création bruxelloise de cette production en 2019. La seule nouvelle-venue devait être l’exquise Julia Muzychenko, princesse-cygne moins éthérée qu’on ne s’y attend mais profitant pleinement des occasions de briller que lui offre son rôle. Svetlana Aksenova aurait dû à nouveau incarner le personnage de la tsarine mais en a hélas été empêchée : sa remplaçante, Tatiana Pavlovskaya, renforce le côté maternel du personnage mais son timbre n’a pas tout à fait le même charme. De Bogdan Volkov, on se rappelait le bouleversant Lenski qu’il avait été en 2015 lors du Paris Opera Competition : son tsarévitch est d’autant plus admirable qu’il parvient à concilier sans difficulté apparente la vaillance juvénile exigée par le compositeur et le jeu scénique imposé par le metteur en scène. Annoncé souffrant, Ante Jerkunica n’en est pas moins un tsar majestueux. Autour de ce quatuor gravite une constellation de seconds rôles, dont plusieurs non-russophones qui ont su s’approprier ce répertoire et y évoluent avec aisance.
Ce spectacle sera ensuite repris à Bruxelles et à Madrid. Souhaitons que Sadko et Kitège, les chefs-d’œuvre lyriques de Rimski-Korsakov, bénéficient des mêmes soins dans les maisons d’opéra en France : Dmitri Tcherniakov en a déjà livré sa vision, il y a plus ou moins longtemps, mais cela ne devrait pas être une raison pour en priver le public occidental.
 
Laurent Bury
 

Nikolaï Rimski-Korsakov : Le Conte du tsar Saltan – Strasbourg, Opéra ; 5 mai ; prochaines représentations les 7, 9, 11 & 13 mai ; version de concert présentée à Mulhouse (La Filature) le 28 mai 2023 // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2022-2023/opera/das-marchen-vom-zaren-saltan
 

Photo © Klara Beck

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