Un préavis de grève de dernière minute est venu priver la première d’Ariodante de Haendel de la très attendue mise en scène de Robert Carsen. Sur place au Palais Garnier pour soutenir les artistes et accueillir le public dans ce moment délicat, le directeur de l'institution Alexander Neef a justifié le maintien d’une version concert par la belle distribution réunie. La soirée ne fera que lui donner raison. On salue les artistes d’avoir su composer avec ce défi de taille, parfois avec beaucoup d’humour, comme dans le duel à couverts jetables entre Lurcanio (Eric Ferring) et Polinesso (Christophe Dumaux).

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Répétition d'Ariodante à l'Opéra national de Paris
© E. Bauer / Opéra national de Paris

Le premier acte est le plus fragile, le temps pour les chanteurs de s'adapter à l’espace réduit à l’avant-scène, devant un rideau vert inspiré par le tartan, unique aperçu de l’Écosse de Carsen. Mais le talon d’Achille réside dans la surprenante petite forme de l'English Concert sous la direction de Harry Bicket : malgré une belle homogénéité entre les pupitres, des lignes mélodiques qui se dessinent avec élégance, le volume sonore est simplement un peu trop discret pour la musique globalement flamboyante de ce premier acte.

L’entracte s’avère bénéfique et le deuxième acte change la donne : Harry Bicket dirige maintenant ses effectifs d’une main de maître dès les premières notes de l’hypnotique Sinfonia qui nous plonge dans un mystérieux clair de lune. La concentration, l’investissement dans la fosse et sur le plateau sont tels que tout cet acte nous tiendra en haleine et sous le charme. L’orchestre désormais en verve pousse les chanteurs à sortir aussi de leur zone de confort. Après une interprétation plutôt prudente dans l’acte précédent, Emily D’Angelo abandonne ainsi toute résistance dans le rôle-titre et plonge dans les affres de son personnage lors du célèbre « Scherzi, infida », moment anxiogène par sa charge dramatique. Le timbre boisé de la mezzo-soprano s’avère idéal pour la noirceur des pensées exprimées, tandis que la rondeur de ses aigus apporte un soupçon de consolation dans cette immense détresse.

L’interprétation la plus bouleversante de la soirée sera cependant celle d'Olga Kulchynska. Avec son allure d’héroïne hitchcockienne, son timbre soyeux et sensuel, la soprano se livre corps et âme dans son personnage de Ginevra. Comment rester de glace devant ses déchirantes supplications envers le père injustement accusateur, devant la noblesse avec laquelle elle défend son honneur (« Così mi lascia il padre ») ? Suspendu entre vie et mort, au bord de la folie, son air du deuxième acte « Il mio crudel martoro » est le véritable sommet de la soirée.

Olga Kulchynska trouve un partenaire remarquable en la personne du baryton-basse Matthew Brook dans le rôle paternel (le Roi). Par sa voix, sa façon d’habiter l’espace, celui-ci respire la dignité royale et jongle avec une riche palette expressive : bonhomie, joie, attendrissant amour paternel, désespoir ou rigueur inflexible. Devant une telle éloquence, on oublie la fragilité de ses notes les plus basses.

En tenue casual chic, le Polinesso de Christophe Dumaux est un bad boy plus séducteur que détestable, et l'on savoure le cynisme et la nonchalance dans son jeu. Sur le plan vocal, ses pyrotechnies notamment dans « Dover, giustizia, amor » sont stupéfiantes de virtuosité. Dotée d’une puissante présence scénique et d'une voix en velours qui ne laisse pas insensible, Dalinda trouve aussi une heureuse interprète dans la soprano Tamara Banješević. On pourra en revanche regretter que la vulnérabilité du personnage s’efface un peu trop derrière l’énergie débordante si souvent affichée par la chanteuse. Elle se montre en revanche très convaincante dans le duo qu’elle forme avec Eric Ferring en Lucarnio. Le ténor américain témoigne quant à lui d’une belle évolution au cours de la soirée : s'il se montre un tendre et timide amoureux au départ, « Il tuo sangue » montre qu’il est tout à fait capable d’exprimer aussi une véhémence qu’on ne lui soupçonnait pas en début de la soirée.

Incomplet, imparfait, cet Ariodante aura eu de quoi nous séduire. Vivement qu’il puisse retrouver la scène sous une forme moins tronquée !

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