A l’Opéra du Rhin, un mémorable Couronnement de Poppée

- Publié le 20 avril 2023 à 11:12
Avec son ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon a offert sa production d’opéra sans doute la plus aboutie depuis ses débuts, organiquement intégrée à la proposition dramaturgique innovante d’Evgeny Titov. Sans faille, la distribution s'est révélée tout entière impliquée dans cette relecture aussi décapante que passionnante.
Le Couronnement de Poppée

Un Incoronazione mémorable, tant du point de vue musical que théâtral ! Raphaël Pichon, pour ses débuts à l’Opéra du Rhin, a offert sa production d’opéra sans doute la plus aboutie depuis ses débuts. Face à une partition énigmatique et touffue, nécessitant choix et arrangements, ses options s’avèrent toutes à la fois pertinentes et efficaces. Quelques coupures, bien sûr (et pourtant : trois heures de spectacle !), dont une, récurrente depuis des années, qui m’étonne à chaque fois. Voici, une fois de plus, un « Couronnement de Poppée » sans scène du couronnement : le chœur ricanant des consuls et des tribuns, avec sa sinfonia endiablée, a encore disparu ! Pour le confort des chanteurs, de multiples transpositions sont opérées : les manuscrits de Venise et de Naples abondaient déjà en de telles indications (alla seconda alta, etc). L’orchestre, avec ses seize musiciens, est certes plus profus que les ensembles historiques vénitiens, mais il est habilement constitué (belles colorations de cornets et de flûtes se mêlant aux cordes) et adapté aux théâtres modernes (à l’acoustique de l’Opéra de Strasbourg plus qu’à celle des petites scènes de Colmar et de Mulhouse, idéales pour ce répertoire). La restitution de la partition (conçue pour la production) introduit de beaux contrechants (en particulier de viole de gambe en parties médianes, et parfois de dessus). Une mention toute spéciale à l’excellence technique et stylistique du continuo : deux claviers (orgue/clavecins), deux luthistes (alternant théorbes, archiluth, tiorbino et guitare) et une harpiste, offrant des réalisations aux couleurs (délicieuses imitations d’Ottavino avec le 4 pieds du clavecin) et surtout au contrepoint savoureux (harpe et orgue offrant de véritables leçons de style). Certes, le chef impose partout sa battue (jusque dans les récits), et les basses d’archets (avec contrebasse) sont omniprésentes (contrairement aux usages de l’époque). L’efficacité dramatique et sonore s’avère malgré tout optimale : la fluidité des accompagnements, tout en reliefs mouvants, en nuances subtiles ou tranchées, accompagne le flux des paroles et des affects contrastés pour idéalement souligner l’expression du chant, mais aussi la singularité des situations dramatiques.

Créateur de premier plan

Point fort de cette remarquable lecture musicale : elle est organiquement intégrée à la proposition dramaturgique innovante d’Evgeny Titov. Ce metteur en scène venu du théâtre, d’origine kazakhe et formé à Saint-Pétersbourg, n’en est qu’à son troisième opéra mais il s’affirme déjà comme un créateur de premier plan. Sa conception est à la fois originale et cohérente, puissante et profonde. Elle offre surtout des perspectives nouvelles dans l’approche et la compréhension de la psychologie des personnages. Tout d’abord, la dramaturgie originale est réaménagée en profondeur. Plusieurs personnages sont fusionnés en une nouvelle incarnation : Virtu/Pallade/Mercurio (une seule voix pour la bien-pensance moralisatrice), Drusilla/Damigella (la patricienne et la servante confondues en une même demoiselle de lupanar). Belle trouvaille : Lucain (qui ne devrait apparaître que dans une scène) devient le chef des sbires (ex-soldatesque) de Néron. Il assume de fait le rôle du messager (ex-Liberto), dès lors inique et non plus compatissant, délivrant son arrêt de mort à Sénèque.

Toute l’action se noue dans un décor unique (signé Gideon Davey), aux transformations ingénieuses. Sur une tournette, un vaste cylindre, univers gris et clos, avec portes et escalier extérieur (soulignant l’ascension et la chute, des Déesses comme de Poppée) où s’affiche en lettres écarlates le nom de l’héroïne. Lorsqu’il s’ouvre, il révèle un intérieur avec balcon, tout de rouge capitonné : plus qu’un théâtre, une maison close ! Arnalta, en drag-queen dodue et barbue (épaisse perruque rousse et robe léopard moulante : parodie de Régine ?), en est la tenancière, arbitrant la rivalité de ses deux pensionnaires : Poppée et Drusilla/Damigella. Néron, environné par quatre sbires pervers et inquiétants, est le seigneur de ce royaume interlope où chacun court à sa perte. Conformément au livret explicite de Busenello, le désir est le moteur du drame : un désir illustré sans détour, mais toujours avec pertinence et sans exhibitionnisme gratuit, avec des trouvailles parfois saisissantes (les râles de plaisir de Poppée faisant place aux soupirs désespérés des adieux d’Octavie). Mais plus encore que la dramaturgie, la direction d’acteurs (finement ciselée jusqu’au plus infimes détails) impressionne tout au long du spectacle : je ne citerai qu’un exemple qui m’a frappé et même, bouleversé. La scène de rupture entre Poppée et Othon atteint un degré de violence rarement entendu. Mais si l’ex-amant part anéanti, la maîtresse n’en sort pas indemne pour autant. Sa lente sortie et ses ultimes regards, d’une tristesse éperdue (les amours passées ne sont pas tout à fait mortes), révèlent une complexité inattendue du personnage : une prise de conscience ! Sa quête du pouvoir la dépasse et la dévore ; aucune satisfaction n’en résultera !

Lyrisme somptueux

Totalement impliquée dans cette relecture décapante et passionnante, la distribution, homogène et sans faille, jusque dans les « rôles secondaires » (qui n’en sont plus vraiment dans une telle mise en scène), rayonne d’un lyrisme somptueux. La Poppée de Giulia Semenzato et le Néron de Kangmin Justin Kim marient harmonieusement leurs deux timbres contrastés (soprano chatoyant, contre-ténor ample et charnu, parfois teinté d’acidité), en des duos à la sensualité débordante. Katarina Bradić incarne une Octavie de grande stature, poignante et déchirée par ses contradictions intérieures (que révèlent crûment sa confrontation avec Sénèque). Carlo Vistoli est un Othon intensément pathétique tandis qu’Emiliano Gonzalez Toro campe, une fois de plus, une inénarrable Arnalta. Sa berceuse, même transposée au ton inférieur, est un joyau de délicatesse expressive et de suavité lyrique. Enfin, une mention spéciale à l’impressionnant Sénèque de Nahuel Di Pierro ! Sous l’apparence d’un mendiant pouilleux, plus conforme à celle du cynique Diogène que de l’ambigu stoïcien, il révèle toute l’ampleur de sa voix puissante face à Néron, mais aussi la profondeur de son humanité dans la longue scène de sa mort : l’un des plus grands moments, tant de théâtre que de musique, de cette production magnifiquement aboutie.

Le Couronnement de Poppée de Monteverdi. Mulhouse, Théâtre de la Sinne, le 18 avril. Prochaine représentation à Colmar le 30 avril

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