Voilà un oubli réparé, qui plus est en grande pompe et avec brio : après sa création en 1987 à Houston, Nixon in China, chef-d’œuvre de John Adams, atterrit enfin à l’Opéra de Paris. La réussite de cette soirée tient déjà à l’ambition de la metteuse en scène Valentina Carrasco, fort inspirée en posant cette question cruciale : est-il possible de sortir d’un strict réalisme pour une œuvre dont le sujet repose sur un évènement politique si proche de nous ?

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Nixon in China à l'Opéra Bastille
© Elena Bauer / Opéra national de Paris

Déjà le livret d’Alice Goodman invite à un déplacement du sens, alternant répliques autoréflexives, allocutions politiques, rêveries poétiques et phatique d’échanges diplomatiques. Un déplacement important pour passer de l’anecdote historique à l’allégorie artistique. Ainsi, une métaphore permet tout au long de l’opéra de faire affronter deux camps : les rouges et les bleus, deux équipes de tennis de table pour illustrer cette ping-pong diplomacy qui tient son nom de cette rencontre sportive en 1968 au Japon des joueurs américains et chinois, prélude au dégel diplomatique. Dès l’ouverture de l’opéra et à la fin du premier acte, on se retrouve face à un championnat de tennis de table reconstitué sur l’immense scène de l’Opéra Bastille où les balles de ping-pong s’échangent à la vitesse des mots.

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Nixon in China à l'Opéra Bastille
© Christophe Pelé / Opéra national de Paris

La diplomatie est un sport et tout sport est politique. Entre gauche et droite, démocrates et républicains, communistes et dissidents, entre dragon et aigle (qui remplace l’avion au début), deux marionnettes géantes et joueuses d’un Nouvel An chinois, c’est l’occasion d’images saisissantes et jouissives. Carrasco, exfiltrée de La Fura del Baus, témoigne comme le collectif catalan de son intérêt pour l’image et la grande machinerie. Les tableaux se succèdent et se recomposent sans cesse avec fluidité et maestria, comme pendant la visite enchantée et naïve de Pat Nixon à l’acte II. Au risque parfois de tomber dans la didactique trop littérale, quand à l’acte I, sous la bibliothèque des négociations, se rejouent les autodafés et les tortures liées à la révolution culturelle.

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Nixon in China à l'Opéra Bastille
© Elena Bauer / Opéra national de Paris

Le réalisme est paradoxalement rejoué ailleurs. Par des archives photos qui, à deux reprises, apparaissent en front de scène : véritables effets de distanciation qui nous sortent brutalement de la fiction pour nous ramener dans la grande histoire. Ou le (trop ?) long extrait projeté du documentaire From Mao to Mozart de Murray Lerner où l’on suit ce professeur de violon persécuté en Chine, et qui a le mérite de rappeler comment les forces de l’histoire peuvent se retrouver aux prises avec les dynamiques du présent.

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Nixon in China à l'Opéra Bastille
© Elena Bauer / Opéra national de Paris

Le réalisme est aussi du côté de l’exceptionnel plateau vocal réuni ici, où les voix et les corps dessinent des lignes de forces diplomatiques. Celles autoritaires, puissantes et percutantes de Xiaomeng Zhang (Zhou Enlai) et John Matthew Myers (Mao Zedong) face à la volupté et au charnel d’une parfaite Renée Fleming (Pat Nixon), à la chaleur du timbre et l’élégance fuyante de Thomas Hampson (Richard Nixon). Ce quatuor s'avère troublant de ressemblance avec leurs originaux, parfaitement crédibles – non sans humour, comme quand Mao se retrouve pris dans une chorégraphie énergique et démonstrative à l’acte II. Quant à la colorature acérée et infaillible de Kathleen Kim, elle se distingue en Madame Mao lorsque, du haut des marches de l’opéra de Pékin, après une mise en scène glaçante d’une scène de torture, elle revendique : « I am the wife of Mao Zedong ».

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Nixon in China à l'Opéra Bastille
© Elena Bauer / Opéra national de Paris

Il faut enfin saluer l’Orchestre de l’Opéra de Paris et son directeur musical Gustavo Dudamel qui se démènent au milieu de ces répétitions mélodiques hypnotiques où les cuivres et les bois sont littéralement le pouls de la partition. Cet Everest de difficultés inhabituelles pour cette formation est traversé – presque – comme un chemin de santé, plus rond et boisé, plus méandreux que rutilant, sans atteindre la précision de trait des cuivres et la parfaite métronomie d’autres ensemble sur ce genre de partition. Le sfumato qui se crée ainsi par moments n’enlève cependant rien à l’allant des figures musicales dessinées. Et l’on redécouvre ce chef-d’œuvre qui cite aussi bien du Mahler que du jazz en utilisant les codes de représentativité de la comédie musicale et d’un certain star-system : quand Thomas Hampson vient saluer les bras en « V » comme Nixon, on se surprend à revoir l’original !

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