A Strasbourg, La Voix humaine a aussi une suite

- Publié le 24 février 2023 à 22:05
Patricia Petibon chante à nouveau le monologue téléphonique de Poulenc, sous la direction d'Ariane Matiakh et dans un spectacle de Katie Mitchell. Une pièce orchestrale de la Finlandaise Anna Thorvaldsdottir accompagne un film qui referme le drame.
La Voix humaine de Poulenc

« Elle » erre dans Strasbourg, nerveusement rivée à son portable. Puis rentre chez elle, passe du mobile au fixe ou à l’ordinateur – la sonnerie du téléphone n’est plus confiée à l’orchestre. Sa chambre est un foutoir, à l’image de son cœur dévasté. Après avoir rempli un sac poubelle, elle se jette par la fenêtre. Katie Mitchell signe une production sobrement fidèle au texte, qui pourrait  néanmoins explorer davantage les abîmes du chagrin et tirer plus grand parti des talents d’actrice de Patricia Petibon.

Mais l’Anglaise, figure du féminisme militant, ne peut pas abandonner à ce triste sort une femme « souffrant de misogynie intériorisée, [qui] se rabaisse et s’humilie pour un homme sans cœur » et « construit pour son amant au téléphone » une « identité conforme au regard masculin ».  Comme Olivier Py, elle imagine un après : commence alors la vidéo de Grant Gee, sur une belle pièce orchestrale de l’Islandaise Anna Thorvaldsdottir, entre aplats harmoniques et bribes de mélodies, aux couleurs raffinées, qui se mue en musique d’accompagnement pour une scène de film.

Le sang disparaît du cadavre de la femme abandonnée et elle se met à errer à travers la ville, notamment au bord de la rivière. Parcours initiatique en réalité, quête de soi, où l’accompagne le chien de son amant, dont il est un moment question chez Poulenc et que Denise Duval voulait faire disparaître. Animal psychopompe des anciennes mythologies, réincarnation d’Anubis, écho du Stalker d’Andreï Tarkovski,  la bête l’aide à dépasser sa douleur et à s’affranchir de l’image d’elle-même inculquée par un monde d’hommes.  A la fin, elle remonte chez elle, le téléphone sonne, mais elle ne répond pas. L’homme au « comportement […] immonde et dégradant » en sera pour ses frais – Mrs. Mitchell est bien la seule à savoir ce que fut leur liaison.

Congruence

On ne niera ni la cohérence du spectacle, ni la congruence des deux musiques, ni la qualité du film, entre réalisme et onirisme. Mais le militantisme a tué le tragique, que préservait le Point d’orgue de Thierry Escaich et Olivier Py. Elle y tentait en vain d’arracher l’homme à ses démons, retournant à sa propre solitude. Ici, elle se libère des siens et l’œuvre ne se termine pas sur une défaite, mais sur une victoire. La fin devient commencement. La « tragédie lyrique » de Poulenc et Cocteau a perdu tout son sens.

Patricia Petibon n’offre plus qu’une voix désagréablement indurée, qui pourrait être, après tout, celle d’une femme ravagée par la souffrance, les médicaments et l’alcool, qu’elle incarne avec une émouvante intensité et un grand respect des indications de Poulenc. Mais, victime de sa tendance à surjouer, à appuyer artificiellement certains mots ou certaines syllabes, elle dégrade souvent l’unisson entre le mot et la note en une sorte de Sprechgesang français là où il faut quand même préserver une ligne. Quand on a entendu, il y a un mois, la merveilleuse Véronique Gens à la Philharmonie…

D’une clarté presque analytique, très « moderne », pas moins respectueuse de la partition, Ariane Matiakh privilégie plutôt les angles que les courbes, soulignant les couleurs sombres du naufrage d’une psyché. Sans les émousser, elle tient à une relative distance les moments lyriques, ce qui en augmente la cruauté.  Quitte à oublier que – dixit Poupoule – « l’œuvre entière doit baigner dans la plus grande sensualité orchestrale ».

La Voix humaine de Poulenc, Aeriality d’Anna Thorvaldsdottir. Strasbourg, Opéra du Rhin, le 22 février. Représentations à Strasbourg le 26 février, à Mulhouse les 12 et 14 mars. 

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