Opéra
Pelléas et Mélisande vu par Daniel Jeannetau à Lille, comme une obscure clarté qui monte de l’abîme

Pelléas et Mélisande vu par Daniel Jeannetau à Lille, comme une obscure clarté qui monte de l’abîme

07 February 2023 | PAR Philippe Manoli

Ce Pelléas lillois, reporté pour cause de pandémie, avait fait l’objet d’une diffusion en vidéo en 2021 lors d’une représentation sans public, et plus encore, d’un enregistrement CD chez Harmonia mundi qui a depuis reçu maints prix nationaux et internationaux. C’est d’ailleurs une expérience rare et excitante de pouvoir expérimenter en salle un spectacle connu à l’avance par la vidéo et le disque, même si en l’espèce deux des protagonistes de l’ensemble ont changé (Patrick Bolleire remplaçant Jean Teitgen en Arkel, comme Hélory L’Hernaut Roulière remplace Hadrien Joubert en Yniold).

Un duo de choc

On le sait, Pelléas et Mélisande offre l’avantage de permettre une infinité d’interprétations, le texte de Maurice Maeterlinck étant truffé de non-dits, de symboles et d’équivoques. Pour ouvrir un chapitre neuf dans l’histoire de l’interprétation de ce chef-d’œuvre insaisissable, il faut au moins s’armer d’un binôme chef d’orchestre – metteur en scène qui soit plus qu’un attelage de circonstance. On a vu dernièrement à Amsterdam l’imbrication impressionnante de la direction de Lorenzo Viotti avec la vision originale que Barrie Kosky offrait de Turandot. C’est un tandem du même genre que François-Xavier Roth forme avec Daniel Jeanneteau, qui est opportunément assisté par Marie-Christine Soma à la collaboration artistique et aux lumières, celles-ci particulièrement travaillées et indissociablement liées à la mise en scène.

L’apport des Siècles

François-Xavier Roth entretient un lien particulier avec l’œuvre, la première qu’il ait dirigée, il y a plus de vingt ans. Et son orchestre Les Siècles, sur instruments d’époque, est une phalange incomparable pour traduire la vision du chef, à la fois grâce à la qualité de ses pupitres, et grâce à la plus-value indéniable que constituent les timbres et couleurs uniques de ces instruments anciens. A-t-on jamais entendu pareils violoncelles, alliés à pareils bassons pour gronder, tonner, faire sourdre l’angoisse des profondeurs du gouffre autour duquel Jeanneteau organise toute sa scénographie ? A-t-on jamais entendu violons plus lumineux, mais ligneux aussi et finalement fuligineux pour évoquer l’âme de Mélisande qui s’échappe à la fin du cinquième acte, à l’unisson des oxymores du texte? Les timbales elles aussi s’associent aux cordes et aux bois pour chanter ce drame, et l’orchestre, foisonnant et dense, se fait à la fois narrateur et peintre, scandant les étapes du destin et accompagnant les lumières de Marie-Christine Soma pour évoquer les états d’âme des protagonistes. Il bruisse de mouvements, houle et ébullition, frémissement et fracas, traçant des lignes qui nous font ressentir jusqu’à la présence des forêts, de l’eau, du froid même des pierres. Pourtant, à l’opposé de la conception d’un Boulez ou d’un Minkowski, Roth ne rend pas sensibles les arêtes vives de la partition, son aspect moderniste, il préfère s’en tenir à un pur lyrisme fondé sur les timbres et le legato. À la fin du cinquième acte, les timbres sombres et si personnels des clés de fa de Damien Pass, Patrick Bolleire et Alexandre Duhamel entrent en écho entre eux aussi bien qu’avec les couleurs des bois et des cordes des Siècles, pour créer un tableau sonore sensationnel, comme la représentation sonore d’un tableau de Soulages.

« Du mouvement et de l’immobilité de Douve » (Yves Bonnefoy)

On peut citer aussi Michaux et même Bonnefoy, pour comprendre l’entrelacs de signifiants dont s’inspire Daniel Jeanneteau dans cette mise en scène qui met le gouffre au cœur de la scénographie, un gouffre aux parois lisses, presque attirant, résumant en lui les contradictions multiples du texte. Car ce gouffre, cette bouche d’ombre qui représente à la fois la tour et la fontaine, les souterrains, la grotte, n’offre aucune solution de continuité avec les parois verticales du décor gris pierre, le fond de scène noir sans fond formant un autre axe qui trahit la porosité de la scène avec l’extérieur et l’intérieur, les personnages apparaissant et disparaissant de ce côté comme des apparitions physiques ou mentales. L’opposition entre la tour et le trou, entre l’horizontal et le vertical se fait dans la fusion des éléments de décor et la lumière : une barre lumineuse apparait à mi-hauteur dans les souterrains, redoublant d’intensité ensuite dans l’appartement du château au second acte, parfois les personnages portent des lampes qui selon leur orientation créent des ombres fugaces et symboliques, d’une beauté volontiers caravagesque, et varient l’éclairage dans toute une palette d’intensités qui vont jusqu’à l’aveuglement du spectateur en écho à celui des protagonistes que le texte évoque.

Julien Behr (Pelléas), Vannina Santoni (Mélisande)

Au quatrième acte, au moment des adieux que Pelléas vient faire à Mélisande, Marie-Christine Soma crée un tableau d’une rare complexité : une lumière transversale coupe la scène en deux, les deux amoureux passant de l’ombre à la lumière, Pelléas touchant de loin le corps de Mélisande par l’intermédiaire de leurs ombres, comme un fantasme à moitié réalisé, dans un jeu de contre-jours et de contrastes absolument saisissant, comme un ballet incarnant l’interchangeabilité du noir et du lumineux ! Ailleurs, la variété des angles des lumières, l’infinie variation de leur couleur du blanc à l’orangé et du gris au bleu créent des ambiances d’une grande beauté, qui rendent palpables les sensations ou sentiments des personnages, comme ces pâleurs bleuies de mort quand Mélisande va s’effondrer à l’avant-scène après la scène de torture (“Absalon ! ») avec Golaud, avant qu’Yniold ne la prenne pour une pierre qu’il ne peut soulever.

L’oxymore au cœur du travail de Daniel Jeanneteau

Ainsi Jeanneteau présente-t-il une scénographie qui unit les oppositions symboliques entre le vertical et l’horizontal, le dedans et le dehors, le plein et le vide, en les abolissant, comme un gant qu’on retourne. La mise en scène est alors comme une mise en abyme du texte même, qu’elle accompagne, représente, éclaire et rend palpable. Elle est la matérialisation physique et lumineuse des ambiguïtés du livret de Maeterlinck.
Mais l’approche de Jeanneteau ne se limite pas à la sphère symbolique : elle investit également la sphère dramaturgique. Il nous débarrasse enfin de la vision œcuménique et douteuse d’un Arkel en sage quasi aveugle et un peu cacochyme. Dans cette famille qui emprunte aux Atrides, où la parole sert systématiquement à se dédouaner (Golaud ne cesse de dire qu’il ne fera aucun mal à Mélisande, que les agissements des amoureux ne sont que des jeux d’enfants, comme pour s’en persuader), le patriarche semble porter une grande responsabilité et Jeanneteau montre Arkel au quatrième acte ouvertement libidineux avec Mélisande (« Les vieillards ont besoin quelquefois de toucher de leurs lèvres le front d’une femme ou la joue d’un enfant ») et potentiellement aussi brutal que Golaud le sera ensuite : le vieux roi lui tient le cou,et la stature de Patrick Bolleire le rend monstrueux face à la chétive Vannina Santoni.
Le meurtre de Pelléas, d’un coup de couteau, parachève l’arc tendu par la scénographie : comme suspendu un instant au-dessus du vide, le jeune prince semble répondre enfin à l’appel du vide, longtemps ressenti par le spectateur devant le gouffre, dans une chute élégante qui est comme une assomption inversée.

Julien Behr (Pelléas), Vannina Santoni (Mélisande)

Et quand les protagonistes au dernier acte rebouchent ce gouffre avec des pelles, leurs gestes signifient la fin de la perméabilité du monde ancien et sclérosé d’Allemonde, plein de beaux discours sans cesse contredits par les gestes et les faits, avec le monde d’où vient Mélisande, mystérieux au-delà, où la pulsion de vie n’est pas menacée par le gris des tempes des hommes mûrs et des murs, où les pères n’imposent pas leurs paroles sentencieuses et fausses, ni leurs mains et leurs lèvres violentes à ceux qui ont su rester des enfants.

“Il te faudra franchir la mort pour que tu vives.” (Henri Michaux)

Les costumes de Mélisande – signés Olga Karpinsky – participent de ce réseau de significations complexes : issue nue d’une sorte d’hologramme né du gouffre, projeté sur une nuée, elle est d’abord une garçonne en doudoune à capuche et brodequins, puis féminine en robe fuseau rouge et escarpins avec lesquels elle marche difficilement, ensuite quasi-nue en pull rouge et pieds nus, puis elle se mue en double de Pelléas avec chemise blanche et pantalon noir, lui se transformant ensuite en double de Golaud, avec un costume entièrement noir, quand sa fin approche, sa mort devenant comme un geste de suicide pour le demi-frère fratricide. Elle meurt couchée dans une couverture de plastique, et un enfant au pull rouge symbolise finalement sa survie sous une autre forme après sa mort. Ainsi la figure de Mélisande, aux cheveux ici courts et quasi masculins, échappe-t-elle à la représentation habituelle de la mystérieuse jeune fille à la longue chevelure sexuée, pour devenir un objet fuyant, en perpétuelle métamorphose, bien plus complexe que l’habituelle jeune femme à l’évanescence floue.

Une distribution imparfaite, mais de haute volée

Pour habiter un tel personnage, il fallait une chanteuse-actrice de premier plan : nous la tenons avec Vannina Santoni, capable d’incarner ce petit oiseau chétif et bousculé, trop vivant, trop lumineux pour avoir le droit de vivre dans cet univers froid où l’aqueux au minéral se joint. L’intensité de son regard, quand elle fait face au spectateur durant une bonne partie du cinquième acte, avec son pull de travers sur une épaule, est sidérant. Vocalement, elle prend le contre-pied d’une tradition établie de Mélisande mezzo ou soprano II pastel. La franchise de son émission, la pulpe voire la chair du timbre, en font l’incarnation de cet OVNI qu’Allemonde ne peut supporter. Entre chair et lumière, son timbre offre une palette de nuances remarquable, tantôt dans un aigu flottant d’un éclat  irradiant (« Mes longs cheveux descendent de la tour »), tantôt comme une étoile qui s’éteint (« Mais il ne m’aime plus »). Elle est bien dans la scène de la tour cette voix « plus fraîche et plus franche que l’eau », comme le dit Pelléas, idéalement projetée dans son évocation des saints, quoiqu’aucun vibrato intempestif ne vienne troubler la précision de son trait. Quel art des reflets dans la scène de l’aveu, où l’éclat de cette voix semble encore se déliter progressivement, jusqu’à une poignante iridescence (« jusqu’à ce que le soleil soit au fond de la mer ») ! L’actrice est d’une d’une présence vulnérable et fascinante (quelle direction d’acteurs, comme pour tous les autres protagonistes!)

Alexandre Duhamel (Golaud), Vannina Santoni (Mélisande)

Élégant, Julien Behr ne manque pas de charme et incarne un beau Pelléas, jeune, bien apparié à sa Mélisande. Mais vocalement, s’il s’éloigne de la tradition des Pelléas barytons Martin, comme l’avait réussi dernièrement Stanislas de Barbeyrac à Bordeaux, il n’a pas l’assurance dans le grave ni la projection du ténor bordelais, et peine à convaincre dans la déclamation debussyste, par manque de métal dans le timbre, de scansion dans le texte, mais aussi peut-être du frémissement, de la fièvre étonnée qui font les grands Pelléas. Cette déclamation échappe longtemps à Patrick Bolleire, voix de bronze et de velours mêlés, très sonore et projetée mais qui manque encore de poids dans l’usage des mots et sentences dont le rôle est truffé. Au cinquième acte cependant, qui lui offre plus à chanter, son timbre soyeux se pare d’une sombre et fascinante lumière dans le haut médium, qui irradie de plus en plus à mesure que le personnage, lui, sent l’action lui échapper, et donne ainsi une touche très personnelle à son incarnation de roi à la démarche hésitante.

Marie-Ange Todorovitch est une Geneviève remarquable, qui semble porter physiquement le poids des erreurs de la dynastie. Vocalement, sa prestation est de haut niveau : elle émeut dans la lettre avec un grand art de diseuse, soutenu par un legato d’école, et elle sait jouer des moirures de son timbre profond comme des éclats métalliques d’un discret vibrato pour ciseler son discours.
Le « petit Yniold » d’Hélory L’Hernaut Roulière est ici un peu grand déjà, mais vocalement de haute tenue : les aigus du rôle sont parfaitement assumés, la projection sans faille, la diction remarquable, et l’incarnation très juste. Mathieu Gourlet est un berger de belle facture, mis en valeur par la spatialisation (les chœurs et le berger chantent au premier balcon), Damien Pass surtout offre au docteur le luxe d’un timbre rare et d’une voix parfaitement émise, qui marque le spectateur (on espère l’entendre dans des rôles plus importants).

Les chênes qu’on abat

Mais le pivot de l’action et l’incarnation la plus stupéfiante, c’est le Golaud d’Alexandre Duhamel. Nulle trace d’univocité dans ce portrait en mouvement : le prince évolue devant nous, indéterminé d’abord, ouvert aux possibles de la rencontre, troublé ensuite, et de plus en plus en proie à ses démons, à la jalousie, aux affres de l’atavisme. C’est une faille béante qui s’ouvre très progressivement en lui devant nous, alors qu’il était d’abord apparu solide. L’émission d’une permanente souplesse lui permet bien des audaces, pour sculpter un portrait fascinant, en creux. Les premiers « Ho, ho » dans la forêt sont pleins de douceur, « Qui est-ce qui vous a donné une couronne ? » n’est que velours, la mezza voce de « N’ayez pas peur » est d’une somptueuse délicatesse. Dans la scène des appartements, « La joie, la joie » prend un éclat qui se mue vite en inquiétude (« la bague! »), les « sans affectation » susurrés permettent toutes les suppositions, tous les doutes. Dans la scène de l’épée, il tonne, fulmine, torture Mélisande avec ses cheveux, « J’attendrai le hasard », émis d’une voix engorgée, sourde de menaces, et les « Absalon ! Absalon!» explosent d’une rage trop longtemps contenue. L’acteur rejoint le chanteur dans ce déploiement d’intentions, de nuances et de dynamiques. C’est peut-être la scène avec Yniold qui est le sommet dramatique de la soirée, quand, au « J’ai tellement peur » fulgurant d’Yniold, répondent les « Regarde! » hallucinés de Golaud. Il ne reste plus ensuite à l’acteur qu’à traduire la béance intérieure de son personnage au cinquième acte, échevelé, prostré, d’une justesse de ton et de gestes rares, jusqu’à un « à faire pleurer les pierres » proprement inouï de violence rentrée et de désespoir, et des appels au pardon à Mélisande déchirants.

Grâce à lui, à la Mélisande de Santoni, à la mise en scène Jeanneteau et à la direction de Roth, la représentation atteint un climax émotionnel digne de cette œuvre fascinante.

Visuels : © Frederic Iovino

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