Eugène Onéguine à Bruxelles : la beauté du diable

- Publié le 6 février 2023 à 09:48
Dans un registre où on ne l’attendait guère, Laurent Pelly signe un de ses spectacles les plus sensibles, en symbiose avec la direction musicale d’Alain Altinoglu. Stéphane Degout chante pour la première fois le rôle-titre, et triomphe.
Eugène Onéguine de Tchaïkovski

Laurent Pelly est décidément très actif à l’opéra ces temps-ci. Après Lakmé en septembre puis Le Voyage dans la lune en janvier salle Favart, après La Périchole en novembre au Théâtre des Champs-Élysées, il se penche, à Bruxelles, sur Eugène Onéguine. Un registre sentimental où on ne l’attendait pas forcément, mais qui lui permet de signer un de ses spectacles les plus aboutis. Sans esbroufe, sans surcharge, avec au contraire une louable économie de moyens.

Le décor conçu par Massimo Troncanetti pour les deux premiers actes est en effet tout en sobriété : un plateau en parquet qui tourne sur lui-même au gré des intermittences du cœur, ou se replie comme une boîte pour matérialiser l’espace intime de Tatiana, quelques chaises, et c’est tout. Mais de ce presque rien, Pelly fait de grandes choses, tant sa direction d’acteurs est mobile, précise, attentive au texte et à la psyché des personnages, tant les enchaînements coulent de source. Quelques moments sidèrent, telle l’apparition fantomatique d’Onéguine après la scène de la lettre, à laquelle fera écho, plus tard, la présence dominatrice de Tatiana après qu’elle a résisté aux avances du séducteur.

Changement d’époque

Visuellement, le III est assez différent. Le plateau tournant laisse place à un monumental escalier en bois laqué de noir : nous sommes bien à une autre époque, dans un autre univers social. Mais les mouvements restent marqués par le même naturel, y compris lors des scènes de foule, où le chœur se montre particulièrement habile à exécuter ses pas de danse. Et avec ça, un soin du détail esthétique constant, qui se lit autant dans les lumières suggestives de Marco Giusti que dans les costumes d’époque (davantage début XXque XIXe) dessinés par Pelly himself : merci.

Stéphane Degout chante son premier Onéguine et triomphe. Car une fois encore, on rend les armes devant l’intelligence de l’interprète, son legato de miel, orné de mille nuances, dont il enrobe aux deux premiers actes ses venimeuses manigances, avant de donner une puissance glaçante à son effondrement final. Hélas ! face à cet astre, la Tatiana de Sally Matthews pâlit, à cause de registres mal unis, d’un aigu instable, de graves atteints de raucité ; l’artiste met certes beaucoup d’entrain à ses effusions, mais cette voix trop mûre colle mal au caractère d’une jeune fille de la campagne qui découvre la vie.

Ténor doué pour la poésie

Lauriers en revanche sur le front de Bogdan Volkov, Lenski au style délicieux, tout en sourires et en charmes élégiaques ; si son étoffe se révèle un rien légère lors de la dispute avec Onéguine, ce ténor doué pour la poésie s’abandonne aussitôt à des remords bercés de larmes et de délicatesse, avant un grand air chanté comme un lied, à la proue du décor, tel le voyageur contemplant une mer de nuages.

Olga également charmante de Lilly Jørtsad, mezzo à suivre, avec un timbre ouaté, des phrasés tout en fraîcheur. Grémine un peu trop vibré de Nicolas Courjal, défaut que notre grande basse sait compenser par des trésors de musicalité et la solide assise d’un grave abyssal. Et petits rôles parfaits, que ce soit la Madame Larina de Bernadetta Grabias, la Filippievna de Cristina Melis, rivalisant l’une et l’autre d’accents maternels, ou le Triquet de Christophe Mortagne, cabot juste ce qu’il faut.

Au pupitre, Alain Altinoglu souffle sur les braises de la passion, mais sans excès, avec plutôt une suprême élégance, beaucoup de souplesse pour accompagner les changements d’humeur, un art de la respiration en symbiose avec les voix. Montrant des cordes parfaitement unies qui distillent des parfums des sous-bois, l’Orchestre de la Monnaie comme le chœur confirment qu’ils sont désormais sur la plus haute marche.

Eugène Onéguine de Tchaïkovski. Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, le 5 février. Représentations jusqu’au 14 février.

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