Si beau et donc si poignant :  Eugène Onéguine de Tchaïkovski à La Monnaie

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A La Monnaie ces jours-ci, avec l’Eugène Onéguine de Tchaïkovski mis en scène par Laurent Pelly, l’on peut encore vérifier le merveilleux paradoxe des grandes œuvres tragiques bien traitées : le malheur des uns -les personnages- fait le bonheur des autres -les spectateurs. 

Oui, elle est douloureuse la destinée de ces personnages-là : la jeune et naïve Tatyana tombe éperdument amoureuse du fascinant Onéguine. Il éconduit la « petite provinciale romantique ». Plus tard, il tue en duel Lenski, celui qui était son meilleur ami, et dont la femme Olga est la sœur de Tatyana. Plus tard encore, il retrouve Tatyana, devenue princesse Grémine. Il lui déclare son amour, mais elle, toujours éprise de lui cependant -« je vous aime »-, choisit la fidélité conjugale : « Adieu pour toujours ! » Il reste seul et désespéré.

Si cette œuvre éminemment romantique dans ses personnages et ses développements nous touche tant, c’est incontestablement grâce à la mise en scène de Laurent Pelly. Si elle est aussi poignante, c’est parce qu’elle est si belle dans ses déploiements scéniques.

Aucune couleur locale, aucune intention réaliste, rien de « russe », dans cette mise en scène. Non, une immense plateforme surélevée, « l’espace vide » si cher à Peter Brook, où rien ne vient nous distraire de ce qui se joue (un décor réalisé par Massimo Troncanetti). Tout va se réaliser dans la géométrie des mises en place, des déplacements et de l’intensité du jeu des personnages, chaque fois mis dans les meilleures conditions pour se faire entendre, pour se faire comprendre. Ainsi lorsque les deux couples (Olga-Lenski, Tatyana-Onéguine) s’expriment tour à tour, ils sont à l’opposé l’un de l’autre, mais la rotation du plateau les amène successivement au premier plan, face à nous. Lors de la célèbre scène de la lettre que Tatyana écrit pour Onéguine, l’arrière du plateau se relève et se referme peu à peu autour d’elle, comme un livre, ces livres qu’elle affectionne tant et qui racontent de si émouvantes histoires d’amour. Quand Lenski monologue avant le duel (son air fameux : « Où donc avez-vous fui, jours radieux de ma jeunesse ? »), le plateau cette fois s’est relevé en une sorte de pointe au bord de laquelle, dans l’obscurité, il est saisi par le faisceau d’un projecteur. Multiples encore sont ces moments où ce que l’on voit annonce ce qui va advenir (les surgissements d’Onéguine, l’apparition somptueuse de la Princesse Grémine-Tatyana à l’acte III). Subtils aussi sont les mouvements des chœurs, si explicites des réactions du « commun des mortels » face à l’inexorable.

Et surtout, tout cela est si beau ! Quelle élégance notamment dans ces vêtements (dus aussi à Laurent Pelly) qui disent les conditions, les changements survenus (la petite Tatyana devenue l’imposante Princesse Grémine). Sans oublier les lumières elles aussi délicatement explicites de Marco Giusti.

Cette beauté offre à chacun des interprètes les conditions les meilleures pour épanouir son chant, l’essentiel, sans que rien ne vienne le compromettre ; elle offre à chacun des spectateurs les conditions les meilleures pour le recevoir.

Le bonheur vocal et musical est au rendez-vous. Personnellement, l’air de Lenski m’a particulièrement ému. Son immense douleur donnée à vivre dans le chant de Bogdan Volkov, maîtrise et nuances, jusqu’à l’infime. Un moment de grâce. Sally Matthews est Tatyana, ébranlée par un amour soudain, par le choc de son rejet, si forte dans le choix ultime qu’elle opère. Stéphane Degout exprime toute la complexité d’Onéguine, dans une voix qui chante la suffisance, l’orgueil prédateur, les grands élans séducteurs, le déchirement. Lilly Jørstad est une Olga d’abord si tranquillement heureuse, devenue malgré elle l’agent du destin, rattrapée par la fatalité (elle danse joyeusement avec un Onéguine manipulateur, Lenski en prend ombrage. Ce sera le duel). Il y a encore l’affirmation de bonheur du Prince Grémine de Nicolas Courjal, l’intermède comique de l’intervention du Triquet de Christophe Mortagne. Avec aussi, nécessaires dans le déploiement du drame, en contrepoint ou en spectateurs impuissants, Bernadetta Grabias-Larina, Cristina Melis-Filipp’yevna, Kris Belligh-Captain Petrovitch, Kamil Ben Hsaïn Lachiri-Zaretski, Jérôme Jacob-Paquay-Guillot, et encore Carlos Martinez et Hwanjoo Chung. Avec la présence affirmée des chœurs préparés par Jan Schweiger.

Toute cette partition est encadrée, organisée, magnifiée, modulée par Alain Altinoglu à la tête de l’Orchestre Symphonique et des Chœurs de La Monnaie.

Oui, si beau et si poignant. 

Stéphane Gilbart

Bruxelles, La Monnaie, le 31 janvier 2023  

Crédits photographiques :  Karl Forster

 

 

 

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