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​Einstein on the Beach à l’Opéra de Rouen – A minima – compte rendu

 
 En 1976, lorsque Philip Glass et Bob Wilson lancèrent ce pavé dans la mare qui s’appelait Einstein on the Beach, il semblait aller de soi que la composante visuelle était au moins aussi importante que l’élément auditif : d’ailleurs, c’est au festival d’Avignon qu’ils créèrent cette œuvre conçue ensemble, et non lors d’une manifestation musicale internationale. Le spectacle est ensuite devenu mythique, repris plusieurs fois « à l’identique » (en 1992 et en 2012), ce qui n’a heureusement pas empêché certaines maisons d’opéra d’en proposer une vision différente, notamment Genève en 2019 ou Bâle en juin dernier.
 
Tom de Cock © Maxime Fauconnier

A chaque fois, il s’agissait d’enchanter l’œil tandis que l’oreille était envoûtée par une partition hypnotisante. Mais voilà qu’une nouvelle expérience nous est proposée grâce à la tournée entamée en novembre 2018 par l’ensemble Ictus et du Collegium Vocale Gent : après l’annulation des représentations prévues en 2020 et une année blanche en 2021, cette expérience radicale reprend en ce mois de novembre 2022 pour parcourir presque toute l’Europe. Radicale, on peut le dire, car il s’agit d’une version de concert : trois heures trente pendant lesquelles le public est d’autant plus libre de circuler qu’il n’y a rien à voir, ou si peu. En effet, même si plusieurs personnes sont remerciées pour la dramaturgie, la scénographie et les costumes, le plateau est nu, les interprètes sont en tenue de ville – certains changent de chemise ou endossent une veste au cours du « spectacle » – et le théâtre se borne ici aux déplacements des interprètes d’un pupitre à l’autre en fonction de la géographie variable des séquences, ceux qui n’ont momentanément rien à chanter ou à jouer étant libre d’aller s’asseoir ou s’allonger à l’avant ou à l’arrière de la scène. C’est aux lumières qu’est confié le soin d’animer l’aspect visuel : elles s’allument ou s’éteignent dans la salle,  un projecteur balaye tout le plateau, on fait tourner des miroirs… Mais tout cela reste assez minimaliste.
 

© Maxime Fauconnier
 
Et pourtant, la magie opère. Les passages lents en paraissent peut-être un peu plus longs, mais la pure virtuosité que doivent déployer instrumentistes et chanteurs (ceux-ci pouvant ici se fier à leurs partitions et non plus uniquement à leur mémoire) constitue un élément non négligeable de fascination, et l’on se laisse porter par ce flux sonore quasi ininterrompu, même si quelques coupes ont été opérées par rapport à la version complète. Sous la direction de Tom de Cock, assisté du flûtiste Michael Schmid, tous les musiciens de l’ensemble Ictus s’investissent totalement dans cette exécution : Jean-Luc Fafchamps et Jean-Luc Plouviers aux claviers, Chryssi Dimitrious à la flûte, Dirk Descheemaeker et Nele Tiebout aux saxophones, sans oublier celui qui est censé incarner Einstein, le violoniste Igor Semenoff.

Suzanne Vega © Cécile Pilorger

Des quatorze chanteurs de l’impeccable Collegium Vocale Gent, dont Philippe Herreweghe n’imaginait peut-être pas à sa création en 1970 qu’il s’attaquerait un jour une telle musique, se détachent deux solistes, la mezzo Karolina Hartman, et surtout la soprano Elisabeth Rapp, mise en exergue par la grande aria de la fin, à laquelle elle prête une grande émotion. Quant aux textes parlés, ils sont ici tous déclamés par une unique narratrice, la chanteuse folk américaine Suzanne Vega, qui assume très dignement la lourde succession de Lucinda Childs, avec une admirable science du phrasé et un sens de l’humour qui fait mouche dans « All Men Are Equal ».
 
Laurent Bury

Glass : Einstein on the Beach – Opéra de Rouen, 17 novembre 2022 ;  prochaines représentations à Rome (20.11), Madrid (22.11), Lisbonne (26.11), Hambourg (27.11) et Bruxelles (30.11) // https://www.ictus.be/
 
Photo © Maxime Fauconnier
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