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​Freitag aus Licht de Stockhausen par Le Balcon à l’Opéra de Lille – Et le rhinocéros volant, alors ? – Compte-rendu

Sans présumer du verdict de la postérité, peut-être en ira-t-il des œuvres de Karlheinz Stockhausen comme il en va aujourd’hui de certains opéras de Verdi : on continuera à les jouer pour leur musique et malgré leur livret. En effet, l’argument de Freitag, cinquième journée de la l’heptalogie, est à la fois des plus minces – Eve tentée par Ludon (Lucifer) s’unit au fils de celui-ci, Kaïno – et lourdement surchargé de tout un fatras de symboles hétéroclites qui se télescopent, avec les mêmes formules ésotériques inlassablement répétées du début à la fin (« obscurité devient lumière », « enfant pas de temps », « jour nuit naissance », etc.).
De toute manière, l’intelligibilité du texte était un peu le cadet des soucis de Stockhausen, et il faut recevoir ces deux heures et demie de spectacle pour ce qu’elles sont, avec parfois leurs tunnels, en particulier lors des « Scènes de son » où les voix du compositeur et de son égérie Kathinka Pasveer subissent toutes sortes de traitements électroniques. Heureusement, lors des scènes « réelles », la magie opère pleinement, grâce à l’écriture envoûtante que Stockhausen savait déployer pour les voix, qu’elles soient solistes – trois seulement, et sans ténor, ce timbre étant réservé au héros Michael, absent de cette journée, à part pour un bref cri vers la toute fin – ou choristes, les interventions du chœur d’enfants étant ici particulièrement remarquables.
 

Jenny Daviet (Eve) et Halidou Nombre (Kaino) © Simon Gosselin
 
Cette cinquième journée du cycle est en fait la quatrième pour Le Balcon, Maxime Pascal ayant donné successivement Dimanche (en 2018 à l’Opéra Comique), Samedi (en 2019 à la Philharmonie de Paris) et Mardi (en 2020 au même endroit). Retour à une salle de théâtre à l’italienne pour Vendredi, avec une sonorisation particulièrement efficace et enveloppante. Pas de fosse d’orchestre, les seuls instruments visibles étant ceux des deux personnages que sont Elu et Lufa, flûte et cor de basset, au duo toujours séduisant, et l’orchestre des enfants d’Eve, ici constitués de jeunes élèves du conservatoire de Lille qui tiennent fort bien leur rôle. Pour les enfants de Ludon, qui chantent et utilisent quelques percussions à main, c’est la Maîtrise de Notre-Dame de Paris qui a été convoquée, et qui livre une prestation totalement bluffante, avec de nombreux courts numéros en solo : chapeau à cette formation pour le professionnalisme total avec lequel elle s’approprie une musique aussi exigeante. Une « spirale de chœur » composée de douze chanteurs adultes du Chœur Le Balcon, enfin, donne une majestueuse conclusion à la soirée.
 

© Simon Gosselin
 
Parmi les trois voix solistes, Halidou Nombre en Kaïno n’a qu’une scène à défendre, son grand duo d’accouplement avec Eve, et il semble par instants un peu moins assuré que ses deux collègues, peut-être plus familiers de ce style de musique. Antoin HL Kessel (photo à g.) fait forte impression en Ludon, plein d’autorité sur le plan scénique autant que vocal, avec un timbre de basse que l’on aimerait réentendre dans un répertoire plus traditionnel. Quant à Jenny Daviet (photo centre), découverte en Mélisande dans la production de Benjamin Lazar à Malmö, elle éblouit ici par l’aisance stupéfiante avec laquelle elle semble surmonter tous les obstacles d’une partition qui sollicite constamment l’aigu de sa tessiture, sans jamais que ces notes extrêmes n’agressent l’oreille et toujours avec expressivité.
 

© Simon Gosselin
 
La production de Sylvia Costa, consciente du fardeau symbolique du livret, opte pour le maximum de clarté ; tout en respectant les « couples hybrides » dont Stockhausen prévoyait la représentation sur scène (dont Bouche de femme et Cornet de glace, ou Bras nu et Main tenant une seringue), elle se dispense avec raison d’un certain nombre de détails descriptifs, même si on avouera qu’on aurait été curieux de voir, lors de la Guerre des Enfants, l’apparition du gigantesque rhinocéros ailé crachant du feu et piétinant les enfants d’Eve qui, en lévitation, tente de les protéger…
Reprise du spectacle le 14 novembre à la Philharmonie de Paris.
 
Laurent Bury
 

 Karlheinz Stockhausen, Freitag aus Licht – Lille, Opéra, 7 novembre ; dernière représentation lilloise le 8 novembre 2022. Reprise du spectacle le 14 novembre (19h 30) à la Philharmonie de Paris : philharmoniedeparis.fr/fr/activite/cle-decoute/24530-freitag-aus-licht-stockhausen
 
Photo : Iris Zerdoud (cor de basset, Elu), Jenny Daviet (Eve) & Antoin HL Kessel (Ludon) © Simon Gosselin

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