Une pépite de Franz Schreker

L’Opéra national du Rhin retrouve Le Chercheur de trésors.

Une pépite de Franz Schreker

SOUS LA HOULETTE DE SON DIRECTEUR Alain Perroux, l’Opéra national du Rhin poursuit l’exploration passionnante d’œuvres lyriques rares : après Die Vögel (Les Oiseaux) de Braunfels la saison dernière, un autre opéra du répertoire germanique qui a connu un très grand succès outre-Rhin en son temps et bien au-delà, se voit pour la première fois représenté en France : Der Schatzgräber (Le Chercheur de trésors) de Franz Schreker, créé en 1920 à Francfort. Étonnamment, c’est également à Strasbourg dans cette même salle qu’avait eu lieu, il y a dix ans, la création française d’un autre opéra fameux de ce compositeur : Der ferne Klang (Le Son lointain). Le livret de ce « conte amer », selon les propres termes d’Alain Perroux, qu’est Le Chercheur de trésors, se fonde aussi, comme celui du Son lointain, sur l’idée du pouvoir de la musique. Comme si, en ces années du début du XXe siècle dans le monde germanique, les chemins parcourus par le romantisme allemand trouvaient leur aboutissement dans cette fable assez cruelle, célébrant les pouvoirs de l’amour et de la musique, via le personnage d’un ménestrel tout droit sorti des contes médiévaux, tout en parcourant les épisodes de la carrière d’une belle voleuse, dont le cynisme apparent masque le désespoir et l’aspiration au bonheur. À cette histoire assez compliquée, aux multiples coups de théâtre et rebondissements, imaginée et écrite par le compositeur lui-même, il fallait une riche partition, susceptible de déployer non seulement le monde du conte, avec ses ingrédients musicaux particuliers, mais également celui d’un théâtre de conversation, puisque de nombreuses scènes mettent en présence un groupe de personnages pris dans des conflits exigeant de longs échanges. Sans parler même des grandes scènes de solitude et d’une magistrale architecture lyrique pour la grande scène de rencontre amoureuse et d’exaltation érotique à la fin du troisième acte.

Angles de vue
La production strasbourgeoise se présente dans tout l’éclat d’une brillante distribution vocale et orchestrale, mais avec une mise en scène qui semble balancer, comme l’opéra lui-même à vrai dire, entre plusieurs perspectives : celle du conte pur, avec ses personnages conventionnels (la reine, le ménestrel, le bouffon, etc.), ses arêtes claires et ses ruptures de ton, ses enjeux symboliques et sa trame apparente. Celle de la psychologie des profondeurs, où la cupidité et le cynisme du personnage d’Els se révèlent n’être que pulsions prenant la place d’aspirations nobles. Celle, enfin, de la tragédie pure (Eros et Thanatos sublimement intriqués dans la matière même de la musique). Mais d’une certaine manière, si le compositeur a fait le choix, par les avenues croisées de son livret et les contrastes de sa partition, d’une œuvre aux multiples enjeux et références, la mise en spectacle de cet objet lyrique quelque peu inclassable qu’est Le Chercheur de trésors rencontre une difficulté esthétique de taille, qui est d’abord d’ordre visuel : quel monde représenter sur scène, ancré dans quelle époque, avec quel point de vue – ironique et distancé, ou bien naïf et sentimental ?

Hiatus
La toute première scène de l’opéra apparaît d’emblée dans un hiatus, voulu et accentué à dessein, me semble-t-il, par Christoph Loy : entre la représentation d’une scène mondaine contemporaine (avec son ennui courtois, ses rires de convention, sa domesticité bien rangée) et celle d’un rêve assez inquiétant, où une femme à la souplesse de contorsionniste (la Reine, atteinte de langueur, depuis le vol de ses bijoux, rôle muet excellement interprété par la danseuse Doke Pauwels) ploie son corps jusqu’au sol dans cet élégant salon, comme pour exprimer l’inanité de tout cet apparat. Au cœur de cette scène mi-réaliste, mi-onirique, le personnage du bouffon, affublé d’un bonnet à pointe monochrome d’un rouge bordeaux terne, pointe et disqualifie ainsi d’un même geste la référence médiévale, dans une dérision assez féroce. Il m’a semblé être prise tout au long du spectacle, entre la fascination pour une partition extraordinairement émouvante, efficace, originale, dense, et l’ennui ressenti pourtant à écouter une histoire qui ne tient pas assez debout pour un opéra moderne, et qui serait beaucoup trop complexe pour un conte digne de ce nom.

Ainsi la puissance lyrique de la partition, ses alliages instrumentaux pleins d’invention, la tension qu’elle installe presque en permanence, l’héritage superbe du lied romantique allemand dans le modelé des lignes vocales, comme celui des opéras de Wagner ou même de Richard Strauss : tout cela, étrangement, tombe relativement à plat lorsque la scène s’en mêle. Comme si l’œuvre était si riche, au point de vue purement auditif, que nulle mise en scène ne pouvait en épuiser les pouvoirs d’évocation, ni a fortiori en travailler un à un les composants, sous peine de rendre prosaïque ce qui, dans la musique… n’est que pure musicalité.

Ancien ou moderne ?
Pour éviter l’écueil, peut-être aurait-il fallu choisir l’un des champs ouverts par le compositeur et s’y tenir : par exemple celui d’un conte ancien, et en décliner les paramètres particuliers en se tenant dans ce cadre. Ou bien au contraire prendre pour socle le regard d’aujourd’hui, pour faire du conte le ressort d’un rêve d’autant plus puissamment déployé que le réel contemporain en a perdu les clefs. Car si la musique peut se permettre le grand-écart entre les sonorités ténues du luth du ménestrel et le postromantisme débridé de grandes scènes lyriques, l’œil et l’imaginaire du spectateur n’ont pas la même capacité de souplesse… Pourquoi le bonnet à pointe du bouffon dans le monde moderne qui est ici représenté ? par exemple l’homosexualité royalement manifestée, dans la grande scène érotique, par toutes sortes de couples accompagnant le couple hétérosexuel principal, comme en une célébration toute contemporaine de la liberté de mœurs, qui détonne avec les archétypes du conte, justement…

Photo : Klara Beck

Franz Schreker : Der Schatzgräber. Thomas Blondelle (Elis), Helena Juntunen (Els), Paul Schweinester (Le Bouffon), Derek Welton (Le Roi), Doke Pauwels (La Reine), Thomas Johannes Mayer (Le Bailli). Mise en scène : Christof Loy, décors : Johannes Leiacker, lumières : Olaf Winter. Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre philharmonique de Strasbourg, dir. Marko Letonja. Opéra national du Rhin, 28 octobre 2022. Prochaines représentations : 8 novembre à l’Opéra national du Rhin. 27 et 29 novembre à la Filature de Mulhouse.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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