Franz Schreker (1878–1934)
Der Schatzgräber (1920)
Opéra en un prologue, quatre actes et un épilogue
Livret du compositeur.
Créé le 21 janvier 1920 à l’Opéra de Francfort.
Création française.

Direction musicale : Marko Letonja
Mise en scène : Christof Loy

Décors : Johannes Leiacker
Costumes : Barbara Drosihn
Lumières : Olaf Winter

Elis : Thomas Blondelle
Els : Helena Juntunen
Le Bouffon : Paul Schweinester
Le Roi : Derek Welton
La Reine : Doke Pauwels
Le Chancelier : Damian Arnold
Le Comte, le Héraut : Damien Gastl
Le Bailli : Wieland Satter
Le Gentilhomme : James Newby
L’Écrivain : Glen Cunningham
L’Aubergiste : Per Bach Nissen
Albi : Tobias Hächler

Chœur de l’Opéra national du Rhin
Orchestre philharmonique de Strasbourg

Nouvelle production de l’Opéra national du Rhin.Coproduction Deutsche Oper Berlin

Strasbourg, Opéra National du Rhin, 28 octobre 2022, 20h

Vingt ans après avoir été la première salle française à donner la musique de Schreker avec Der Ferne Klang mis en scène par Stéphane Braunschweig, l'Opéra National du Rhin renoue avec les premières avec une belle production du Chercheur de trésors (Der Schatzgräber). Cette heureuse initiative due à Alain Perroux, directeur de l'ONR, permet à l'institution alsacienne de pouvoir célébrer cette œuvre 102 ans exactement après sa première. Le plateau vocal est dominé par le duo Thomas Blondelle (Elis) et Helena Juntunen (Els), tous deux capables de tenir tête à un partition dont l'opulence tellurique exige des interprètes une tenue et une endurance de tous les instants. À la tête de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marko Letonja force l'admiration en dimensionnant l'émotion à l'acoustique naturelle de la salle.

 

Doke Pauwels (La Reine)

Les œuvres de Franz Schreker n'ont jamais retrouvé le succès qu'elles avaient eu avant-guerre. L'initiative isolée de Michael Gielen à l'orée des années 1980 et la production de Nikolaus Lehnhoff à Salzbourg a tiré Die Gezeichneten (Les Stigmatisés) de l'oubli. Les récentes productions de l'ouvrage ont confirmé ce succès avec des réussites signées David Bösch (Lyon), Krzysztof Warlikowski (Munich), Calixto Bieito (Berlin). Plus récemment, Irrelohe (toujours à Lyon et toujours David Bösch) ou le prestigieux Forgeron de Gand à l'Opéra des Flandres ont confirmé la valeur d'une musique tutoyant la sommets Wagner-Strauss, mais d'une difficulté d'exécution et de représentation qui la tient éloignée des salles. L'Opéra National du Rhin avait été la première salle française à donner la musique de Schreker en… 2012, avec Der Ferne Klang mis en scène par Stéphane Braunschweig et déjà dirigé par le même Marko Letonja que l'on retrouve aujourd'hui dirigeant la production du Chercheur de trésors (Der Schatzgräber). Cette heureuse initiative due à Alain Perroux, directeur de l'ONR, permet à l'institution alsacienne de pouvoir s'honorer de cette création française, 102 ans exactement après sa première.

Écrit en pleine première guerre mondiale durant les années de famine en 1916–17, ce Chercheur de trésors est achevé au lendemain même de l'armistice. Schreker dédicacera sa partition à la naissance de la république d'Autriche mais l'œuvre devra attendre le 21 janvier 1920 pour être créée à l'Opéra de Francfort, sous la direction de Ludwig Rottenberg. L'accueil est triomphal et l'œuvre deviendra l'un des plus grands succès lyriques de la République de Weimar. Joué plus de 350 fois dans une cinquantaine de villes jusqu'en 1932, le Chercheur de trésors tombe dans l’oubli après son interdiction par le Troisième Reich.

Coproduit avec la Deutsche Oper de Berlin, cette partition crépusculaire est donnée cet automne dans une distribution entièrement renouvelée qui rend parfaitement hommage à la dimension postromantique de l'ouvrage. La complexité du livret (écrit par Schreker lui-même) représente un obstacle de taille tant pour la lisibilité et la compréhension du spectateur qu'en ce qui concerne les options du metteur en scène pour y remédier et proposer un spectacle cohérent et ambitieux.

L'action se déroule dans un royaume lointain où la Reine se lamente du vol de ses bijoux – lesquels bijoux lui assuraient beauté et fertilité (Schreker fait le choix étonnant de confier le personnage à un rôle muet, comme si sa voix avait elle-même été subtilisée). Le bouffon de la cour conseille au roi de faire appel au ménestrel Elis afin de le récupérer car son luth enchanté permet de retrouver les trésors cachés. Les choses se compliquent avec l'arrivée de Els, fille d’un aubergiste dont on met du temps à comprendre qu'elle est impliquée dans le vol et dont la cleptomanie se double d'un goût pour le mensonge et le meurtre. Personnage sulfureux, Els croque les diamants aussi goulûment que les hommes qu'elle attire et qu'elle utilise, comme son serviteur Albi (également amoureux d'elle) à qui elle demande d'assassiner le gentilhomme qui la convoitait. Els tombe amoureuse du jeune ménestrel, mais le corps est retrouvé et le bailli, sorte d'inspecteur Columbo en version cynique, qui veut Els pour lui-même, arrête Elis en le soupçonnant de meurtre.

Elis échappe à la potence grâce à l'intervention du bouffon qui finit par convaincre le roi de lui confier la mission d'aller retrouver les bijoux disparus. Els se donne à lui et lui montre la précieuse parure mais demande à Albi de subtiliser le luth magique pour ne pas attirer les soupçons sur elle. Devenus complices, Els et Elis reviennent à la cour tandis qu'Elis rend les les bijoux à la reine. Mais le bailli annonce qu'Albi a avoué le meurtre et désigne Els comme instigatrice. Le roi la sauve de l'exécution en la donnant en mariage au bouffon. Durant l'épilogue, Elis la retrouve mais elle expire entre ses bras.

Helena Juntunen (Els), Paul Schweinester (le Bouffon), James Newby (Le Gentilhomme)

Très différente de la production signée Ivo van Hove à Amsterdam en 2012 ((https://blogduwanderer.com/2012/09/26/de-nederlandse-opera-amsterdam-der-schatzgraber-de-franz-schreker-le-23-septembre-2012-dir-mus-marc-albrecht-ms-en-scene-ivo-van-hove/)) , la mise en scène de Christof Loy déplace les allusions au Moyen Âge en imaginant l'action dans un lieu unique dessiné par Johannes Leiacker : une vaste pièce aux murs couverts de marbre noir avec une immense cheminée au centre, un miroir opaque au-dessus et deux ouvertures latérales. Autour d'une longue table située au premier plan se déroulent les premiers actes, puis la table disparaît dans les dernières scènes, ne laissant que quelques chaises renversées jonchant le sol. Une étrange panthère noire laisse imaginer une lointaine allusion au fauve emblème d'une certaine marque de joaillerie de la place Vendôme… inspiré par le charme magnétique de son ancienne directrice de collection dans les années 1930. Cette économie d'accessoires inscrit en perspective dans ce décor unique des lieux que le livret désigne comme différents et variés. Une bonne part de la compréhension du drame disparaît avec ce décor dont la dimension monumentale et la froideur imprègnent le sentiment d'ensemble. L'astuce consiste à faire de Els une servante à la cour du roi puis, troquant son jupon de soubrette pour une robe écarlate, elle montre son ascension sociale. De la même manière, le bouffon se distingue des autres convives avec un simple bonnet rouge…

L'ensemble des personnages arborent des tenues de soirée somme toute assez classiques et classieuses – smocking pour les messieurs et robes longues pour les dames, avec comme variantes quelques uniformes militaires et des tenues de domestiques. La Reine muette (extraordinaire Doke Pauwels) promène sa haute stature de danseuse classique, capable d'investir l'espace et la narration en laissant tout son corps ployer librement. Cet aréopage de figurants forme un ballet assez raide qui fait office de commentaire muet à l'action en train de se dérouler. Dans les scènes amoureuses, le jeu des figurants se fait plus torride tandis que les corps se mêlent (tous sexes confondus) dans une chorégraphie à l'érotisme strict et chic mais d'un intérêt scénographique assez limité.

La musique de Franz Schreker puise dans un postromantisme mâtiné d'influences "décadentes" qui outrepassent la mélancolie maladive d'un Mahler en tendant vers un premier Schönberg ou l'Elektra et Salomé de Richard Strauss. Le drame est porté par une partition dont le souffle comble musicalement l'espace scénique, jouant à elle seule le rôle d'un personnage invisible et capable de toucher et bouleverser au-delà et souvent en contradiction avec un livret dont le détail pourrait freiner l'émotion. La couleur orchestrale est magnifiée par la battue intransigeante de Marko Letonja qui libère le volume sans que celui-ci vienne se fracasser dans l'acoustique en perturbant les équilibres. La ligne narrative file droit, sans se laisser perturber par des écarts inévitables dans les cuivres ou certains décalages avec un chœur souvent invisible et dont les interventions paraissent amorties et lointaines. L'ensemble force l'admiration et tire la soirée vers le haut, pour le plus grand plaisir du public visiblement conquis par tant d'engagement.

Vocalement, il faut à cette œuvre des artistes capables de "passer" une opulence musicale qui fait se dresser devant eux un véritable mur de décibels. Déjà présente à Strasbourg pour Der Ferne Klang, Helena Juntunen empoigne le rôle de Els avec une énergie de tous les instants. Une surface vocale confortable lui permet de libérer un aigu stratosphérique malgré quelques duretés quand l'endurance exigée par la partition devient déraisonnable. Elle saisit avec grâce le rare moment de répit de la ballade ouvrant l'acte III, avant de replonger de plus belle dans l'affrontement avec le ménestrel Elis, chanté par Thomas Blondelle. Le ténor belge campe un personnage auquel il offre la rutilance et le brio de son timbre. La voix est saine et endurante, même si certaines aigus passent en force, sans pour autant dénaturer le profil d'un rôle voulu comme ultra romantique, comme le fait entendre le très long et très tristanien duo d'amour dans ce même acte III : …Schlage zusammen, Welt, über uns ! Nimm uns auf, Nacht ! (…Monde, engloutis-nous ! Accueille-nous, nuit !). Paul Schweinester doit composer avec un Bouffon dont les interventions très circonstanciées exigent de lui une ligne dont la souplesse parfois lui échappe, aux prises avec un registre grave assez neutre et des aigus délicats. Défaillant pour cause de Covid, Wieland Satter est remplacé au pied levé par Thomas Johannes Mayer qui tenait le rôle du Bailli à la Deutsche Oper Berlin en juin dernier. La noblesse de l'intonation et du timbre offrent un écrin remarquable à ce personnage dont le statut intermédiaire, ni vraiment bon et pas tout à fait méchant, est ici parfaitement rendu par l'interprétation. Très belle prestation de Derek Welton dont l'instrument plein et sonore convient parfaitement au statut de ce Roi incapable de comprendre ce qui se joue vraiment. Tobias Hächler tire son épingle du jeu dans le rôle d'Albi – rôle furtif mais dont la présence est indispensable lors du dénouement. Idem pour Damian Arnold prêtant au Chancelier le ton acerbe et mordant qui convient au court numéro d'interrogatoire d'Elis. Parmi les seconds rôles, on notera également la belle stature du Comte et du Héraut de Damien Gastl, ainsi que le Gentilhomme vitupérant de James Newby.

Thomas Blondelle (Elis), Helena Juntunen (Els)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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