Rusalka (1901)

Conte lyrique en trois actes d'Antonin Dvorak (1841–1904)

Livret de Jaroslav Kvapil d’après Friedrich de la Motte-Fouqué et Hans Christian Andersen
Créé le 31 mars 1901 au Théâtre national de Prague

Frank Beermann : Direction musicale
Stefano Poda : Mise en scène, décors, costumes, chorégraphie et lumières

Paolo Giani : Collaboration artistique

Anita Hartig : Rusalka

Aleksei Isaev : Vodnik

Piotr Buszewski : Le Prince

Béatrice Uria-Monzon : La Princesse étrangère

Claire Barnett-Jones : Jezibaba

Valentina Fedeneva : Première Nymphe

Louise Foor : Deuxième Nymphe

Svetlana Lifar : Troisième Nymphe

Fabrice Alibert : Le Garde forestier / Le Chasseur

Séraphine Cotrez : Le Garçon de cuisine

 

Orchestre national du Capitole

Choeur de l’Opéra national du Capitole

Gabriel Bourgoin Chef du Chœur

 

Coproduction Opéra national du Capitole / The Israeli Opera Tel-Aviv-Yafo

Toulouse, Théâtre National du Capitole, jeudi 11 octobre 2022, 20h

Grand et franc succès public pour cette Rusalka donnée pour la première fois (!) au Théâtre National du Capitole de Toulouse. La mise en scène de Stefano Poda y est pour beaucoup, imaginant un plateau entièrement recouvert d'eau et des chanteurs et danseurs qui évoluent la plupart du temps immergés. Au-delà du spectaculaire, la production affiche un plateau d'un bon niveau général, avec notamment une Anita Hartig solide mais peu nuancée en Rusalka et le Prince campé par le jeune ténor Piotr Buszewski. L'Orchestre du Capitole est conduit par la battue très appuyée de Frank Beermann qui donne au conte lyrique une carrure excessive de tragédie. 

Anita Hartig (Rusalka)

Avec Rusalka, Stefano Poda revient au Théâtre National du Capitole de Toulouse trois ans après une Ariane et Barbe Bleue très remarquée et appréciée. Le chef d'œuvre d'Anton Dvorak fait, comme celui Paul Dukas en 2019, son entrée au répertoire toulousain. Artiste complet dont le talent dépasse les strictes frontières de la mise en scène, Stefano Poda travaille de front la scénographie avec les décors et les costumes, mais également les lumières et la chorégraphie (!). Comparable par la multiplicité de ces plans artistiques à un Bob Wilson ou un Romeo Castellucci, son esthétique n'a pas la systématisation visuelle réfrigérante du premier mais refuse de suivre le second dans son invention du théâtre comme expérience existentielle.

 

La narration est plongée dans un halo d'images qui s'inscrivent dans une puissante perspective décorative où l'intérêt pour une composition générale d'ordre éminemment plastique domine la question de la direction d'acteur. Résolument opposé à une conception de l'opéra comme art politique, Stefano Poda inscrit l'art lyrique dans un écrin cultivé et onirique dans lequel se mêlent design, architecture, sculpture, peinture, musique et dramaturgie. Le concept seul compte moins que le résultat visuel et littéralement spectaculaire, comme en témoigne son approche de Rusalka. L'ouvrage est traité conformément à la définition d'un "conte lyrique", avec suffisamment de poésie visuelle pour atteindre au statut du véritable tableau vivant.

 

Basé sur la volonté de placer le récit dans un monde aquatique, Stefano Poda fait de l'élément liquide la matière de base de son spectacle. On mesure dès les premières scènes le tour de force réalisé par les équipes techniques du Théâtre National du Capitole pour noyer toute la surface de la scène avec au centre, une fosse profonde dans laquelle s'immergent ou plongent entièrement ondins et ondines. L'idée n'est pas absolument novatrice ; on avait déjà eu un avant-goût dans l'iconique production de Robert Carsen à l'Opéra Bastille, avec une surface réduite à une mince nappe recouvrant le plateau. Même si Poda laisse de côté les jeux de miroir et les symétries, il réintroduit comme chez Carsen le principe d'un changement de décor au deuxième acte, avec des éléments descendant verticalement des cintres, avec une propension très affirmée pour les symboles qui refusent toute allusion à un univers descriptif ou naturaliste.

Anita Hartig (Rusalka), Aleksei Isaev (L’Ondin)

Ainsi, ces variations autour de ces deux mains d'une taille gigantesque qui font irruption dans le cadre de scène, suspendues par des câbles comme si elles cherchaient à toucher l'eau, ou bien se relevant lentement comme pour signifier un geste de prière ou d'offrande (de multiples mains verticales apparaissaient déjà dans l'Ariodante de Lausanne, avec une expression différente). On est ici à mi-chemin entre "La Cathédrale" de Rodin et "étude des mains d'un apôtre" de Dürer. Peu importe la signification exacte, on devine simplement qu'il s'agit là d'une allégorie de la célèbre prière à la lune de Rusalka – ladite lune descendant des cintres au même moment, contenant l'esquisse d'un corps humain prisonnier d'une paroi de cristaux. La dimension symbolique vise un objectif esthétique vaguement onirique et intellectuellement peu contraignant puisqu'il s'agit d'amplifier un sentiment ou une idée déjà présente dans le livret pour accompagner visuellement l'écoute sans solliciter une analyse trop poussée (et d'ailleurs inutile ici).

Contentons-nous de poursuivre le relevé de ces "idées-images" qui composent un écrin de sensations autour de la ligne de chant, en commençant par le beau contraste entre l'eau l'omniprésente sur le plateau et les hauts murs dont les surfaces opaques évoquent des blocs de glace sur lesquels ruisselle des traînées liquides. Un effet de contrejour découpe en fond de scène une rangée minuscule de saules pleureurs, échos du désespoir et de la tristesse de Rusalka que l'on retrouve en grand format dans la dernière scène avec de longues feuilles tombant verticalement et se confondant avec la pluie tombant verticalement. Les costumes permettent d'identifier efficacement les créatures aquatiques du monde des humains. Les premières arborent de longues et blondes chevelures soulignant leur teint chlorotique et indifféremment masculins et féminins, avec des gestes généralement très lents et suspendus qui contrastent avec les surprenants floc-floc qu'il/elles font, allongé.e.s à la surface de l'eau. Seul l'Ondin et Rusalka se distinguent du groupe, avec une mention particulière pour la sorcière Ježibaba toute de noir vêtue, le crâne glabre avec de longs et lourds colliers qui pendent à son cou telle une Erda échappée du Ring de Wieland Wagner ou bien un personnage maléfique de Guido Crepax. La cour du Prince et des princesses est traité sur le mode binaire d'un costume masculin et féminin dont l'apparition stroboscopée semble contaminer l'ensemble des participants lors de la très dispensable chorégraphie de l'acte II en corset et crinolines échappés du Palace ou des Bains Douches avec un décor très sombre sur lequel se détachent les circuits électroniques – allégorie de notre monde prosaïque et hyperconnecté ? On passera également sur l'idée assez faible d'un monde humain coupable d'écocide et de pollution plastique, avec le Garde forestier et le Marmiton occupés à ramasser des bouteilles d'eau en polyéthylène au début de l'acte II.

 

Nous pourrions dire en définitive de cette Rusalka ce que nous inspirait déjà Ariane et Barbe-Bleue à savoir : un spectacle lent et beau qui a pour ainsi dire, les défauts de ses qualités. À trop user d'une spiritualité symbolique, les personnages perdent leur chair et leur épaisseur dramatique – peu sollicités par une direction d'acteurs qui multiplie les poses et les mines sans vraiment faire progresser l'action. Le chœur accompagne les protagonistes en formant autour d'eux comme une seconde peau qui fait écho à leurs gestes et paroles, massés en grappes telles les créatures qui peuplaient le mur de fond d'Ariane et hurlant douloureusement dans une sorte de douleur silencieuse et d'effroi muet telles des âmes victimes d'une éternelle damnation. On hasardera ici une ressemblance frappante entre l'acte III et la "Caïnie" (en référence au meurtre d'Abel par Caïn) dans le neuvième cercle de l'Enfer de Dante réservé aux traîtres ayant trompé leurs familles, prisonniers des eaux gelées du Cocyte. Ainsi Rusalka éternellement punie et rejetée par les siens, peu avant l'arrivée du Prince… et le sacrifice final où il disparaît dans les flots tandis tandis qu'elle le regarde dans un mélange de méchanceté et de tristesse.

Aleksei Isaev (L’Ondin)

Le plateau est contraint par la direction très terre à terre de Frank Beermann qui surligne dans le phrasé des accents appuyés et une sonorité assez grise et sans vraie nuances. Les cordes excessivement vibrées ne rendent pas hommage ni à la finesse de l'écriture ni au soin attentif de proportionner l'orchestration avec l'expressivité et le caractère des personnages. Wagnerisant les climax pour mieux souligner l'effusion générale des sentiments, la battue change les longs monologues en épanchements verbeux (discours de l'Ondin au I) en gommant la façon très subtile dont la psychologie d'un personnage comme le Prince évolue de l'amour naïf à l'amour véritable avec un duo final dont l'asymétrie des émotions est noyée sous le volume de l'orchestre.

 

La prestation d'Anita Hartig en Rusalka apporte au personnage une solidité et un ton affirmé qui tranche avec le profil éthéré qu'on y entend souvent. Ondine de chair et de sang, elle n'a rien d'une fragile petite sirène, au point que sa prière à la lune manque sérieusement de demi-teintes et de douceur. La puissance très volontaire de l'émission butte sur la difficile crédibilité théâtrale d'un personnage réduit au silence durant quasiment un acte entier. De la même manière, cette approche neutralise l'impact de la scène finale, avec un Prince (Piotr Buszewski) qui hésite entre franc héroïsme et déclaration attendrie. Le ténor polonais semble gêné aux entournures dans un acte II où il peine vocalement à camper un personnage à la fois falot et attendrissant. La noblesse et la brillance du timbre restent perceptible mais limitées par une présence en scène un rien maladroite. Pas toujours régulier ni homogène dans la projection, le rôle difficile de l’Ondin est confié à Aleksei Isaev. Les graves sont assez neutres, là où la caractérisation réussit nettement mieux dans le phrasé et le clair-obscur de la ligne et le jeu d'acteur qui se plie admirablement à la redoutable contrainte de devoir évoluer en partie immergé dans l'eau. Remplaçant Janina Baechle initialement prévue, Claire Barnett-Jones est scéniquement très crédible en Ježibaba psychédélique et décadente. La voix ne darde pas dans l'aigu avec une autorité toujours souveraine de la même façon que l'assise dans le grave manque d'assurance malgré un souplesse et une ampleur du legato qui compense à de nombreuses reprises. La Princesse étrangère de Béatrice Uria-Monzon ne reflète pas vraiment ce qu'on a pu entendre d'elle dans le passé alors que les autres seconds rôles affichent un niveau très appréciable, à commencer par Fabrice Alibert très en forme en Garde Forestier et Chasseur ou bien Séraphine Cotrez en Marmiton à la ligne bien tenue et contrastée. Les trois nymphes (Valentina Fedeneva, Louise Foor et Svetlana Lifar) réussissent parfaitement leur courte scène, avec des voix dont les pleins et les déliés s'accordent naturellement et sans faiblir.

Aleksei Isaev (L’Ondin)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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