Sémélé de Handel à Lille : Célébration des cendres

- Publié le 12 octobre 2022 à 11:11
En ouverture de saison à l’Opéra de Lille, la mise en scène hors pair de Barrie Kosky exalte le chef-d’œuvre de Handel. L’équipe musicale n’est pas en reste.
Semele de Handel à l’Opéra de Lille

Junon, sous les traits d’Ino, persuade Sémélé d’exiger que Jupiter s’offre à elle sous sa forme divine. Inconsciente du piège qui se referme, la victime exprime alors sa gratitude, mais Handel suggère la tragédie en lui confiant une étrange sicilienne en mode mineur. Sémélé chante alors face au public, sans un sourire, tandis que Junon s’éloigne lentement vers le fond ténébreux de la scène en dansant sur la musique – élégante, ambiguë. Exemple parmi d’autres des visions captivantes que Barrie Kosky produit aux moments-clé de l’action, en conjuguant puissance plastique de l’image et possession de tout l’espace scénique, en largeur comme en profondeur.

Fantasme et comédie

Dans cette production créée au Komische Oper de Berlin, tout tient aussi à la scénographie unique, fantasmatique, qu’a imaginée Natacha Le Guen de Kerneizon, vaste intérieur d’un palais entièrement calciné, avec deux cheminées dissymétriques surmontées de miroirs (ceux-ci joueront leur rôle durant l’action). Sémélé ouvre le spectacle en sortant d’un tas de cendre dont elle remplira sa propre urne à la fin. Mais à l’économie théâtrale de ce décor sinistre s’ajoute en permanence une dimension de songe : cette noirceur basaltique, rendue inquiétante par le jeu insensible des lumières (Alessandro Carietti), joue aussi sur la verticalité écrasante des parois, comme inspirée de la vallée jordanienne de Pétra. Loin d’être un de ces tics obligés de régisseur, cet empire du noir répond au choix exprès, chez Kosky, de traiter la fable non comme une comédie, mais comme le lieu de contact entre la mort et l’obsession de l’amour.

C’est du moins ce que l’artiste déclare. Car sa mise en scène, d’une perfection rare dans la précision des enchaînements, dans l’accord des mouvements (ou de l’immobilité) avec la musique, n’échappera ni aux idiosyncrasies ordinaires (festival de borborygmes, cris, glousements, rires ajoutés sur une musique qui s’en passe fort bien merci, plus l’inévitable chœur de petits wasps excités) ni à des séquences de cartoon : avec Junon et Iris, on se croirait dans Zig & Sharko, et la scène avec Somnus est obstinément sexualisée au point de traîner en longueur (si l’on ose dire). Le réalisme appuyé d’une Sémélé apparaissant pour son air ultime brûlée et sanglante, robe déchirée, paraît en décalage, lui aussi, avec la cohésion poétique du propos théâtral.

Talents de l’incarnation

Vétille pourtant quand ce spectacle musical à la fois ferme et suggestif laisse une impression aussi profonde. Tous les acteurs incarnent leur personnage avec un caractère très physique, fortement individuel, chaque figure s’intégrant à la vision d’ensemble. Révérence à Elsa Benoit pour son engagement quasi sportif dans un rôle-titre omniprésent. Son soprano égal a aussi du corps, de la rondeur, tout en soutenant la virtuosité (« No, no, I’ll take no less », judicieusement orné). La marge dynamique reste cependant étroite pour les nuances, et l’air du sommeil en pâtit. Mais comment ne pas être subjugué par la courbe de cette protagoniste chez qui la frivolité narcissique glisse implacablement vers l’abîme d’un désir avide, affirmé jusqu’à la véhémence !

Courbe inverse pour un Jupiter atypique, ogre chevelu auquel la silhouette menue de Sémélé s’unit progressivement pendant un « Where’er you walk » magique. Stuart Jackson, à son entrée, paraissait sans noblesse, grain râpeux, émission nasale, voyelles très ouvertes : le dieu faraud traite alors Sémélé en pur objet. Mais plus l’action avance, plus son ténor respire la tendresse, comme émerveillé par l’amour, prodiguant caresses, pianissimo, ligne enveloppante. Robert Tear métamorphosé en Anthony Rolfe-Johnson !

Les autres divinités ont de moindres appas. À la différence de Joshua Bloom (Cadmus très saillant), Evan Hugues ne dispose pas du creux ni de l’assise qu’appelle Somnus. L’Iris d’Emy Gazeilles, sorte de secrétaire délurée à la voix pointue, flanque une Junon à l’anglais approximatif, à l’émission désordonnée – le chant bizarre de la mezzo Ezgi Kutlu, risqué dans la vocalise, est compensé par le caractère finalement subtil de l’actrice.

Au contraire, le couple d’Ino et Athamas marie bien des talents vocaux et dramatiques. Victoire Bunel a tout (prestance, mobilité expressive, beauté du timbre, intelligence du style) et réussit tout. Quant à Paul-Antoine Bénos-Djian, pliant sans broncher son corps et ses mouvements à une fébrilité que la régie veut amusante, il ravit par la personnalité, le coloris dense (adieu la tradition elfique des Anglo-Saxons), la projection et la diligence de son chant.

Avec Le Concert d’Astrée, on jouit d’un orchestre et d’un chœur substantiels que conduit une Emmanuelle Haïm soucieuse de grandeur et d’intégrité musicale – contrairement à Leonardo García Alarcón, elle ne falsifie pas l’instrumentation de Handel. Une lourdeur intempestive du geste, de l’accent, s’impose aussi parfois, mais globalement la fosse soutient la force du spectacle, avec d’ailleurs un continuo remarquable – le violoncelliste, Marco Frezzato, contribue à la séduction du lamento d’Ino. Comment justifier cependant l’amputation du da capo quand il déstabilise abruptement la composition de plusieurs airs, quand « My self I shall adore » y perd sa logique et son effet d’un feu qui couve ?

Sémélé de Handel.  Lille, Opéra, 8 octobre 2022. Prochaines représentations les 13 et 16 octobre.

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