Décidément, Paul Claudel est à la mode chez les lyricomanes contemporains : un an après le gigantesque Soulier de satin de Marc-André Dalbavie à l’Opéra national de Paris, c’est au tour de L’Annonce faite à Marie de donner lieu à une adaptation, par Philippe Leroux et pour Angers Nantes Opéra cette fois-ci – avec le concours de la même librettiste spécialiste de Claudel, Raphaèle Fleury. Là encore, le choix de mettre en musique cette pièce majeure de l’auteur n’a rien de très surprenant. Qualifié par Claudel lui-même d’« opéra de parole », le texte se désintéresse de la dimension visuelle du théâtre pour mieux placer l’écoute et la voix au centre du propos, et ainsi accéder à une forme de transcendance : c’est ainsi par exemple que le personnage de Violaine, lépreuse et aveugle à l’acte III, reconnaît la voix de sa mère dans celle de sa sœur Mara, huit ans après avoir quitté sa famille pour s’isoler dans une léproserie. Le miracle qu’elle accomplira, ressuscitant le nourrisson mort-né de Mara, décuplera paradoxalement la jalousie et la haine de sa sœur qui la poussera à la mort ; le retour du père et de Pierre de Craon, l’homme par qui la lèpre et le scandale étaient arrivés sur Violaine après un (chaste) baiser, amènera une conclusion transfigurée par le pardon.

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L'Annonce faite à Marie de Philippe Leroux au Théâtre Graslin
© Martin Argyroglo / Angers Nantes Opéra

Cet acte III est indéniablement le plus réussi dans l’œuvre de Philippe Leroux : dans cet acte où le surnaturel s’invite au cœur du drame, le compositeur entrecroise une écriture psalmodique d’inspiration médiévale et une polyphonie audacieuse, trouvant un mélange de textures instrumentales, vocales et électroniques inouïes qui ouvre véritablement les portes d’un monde extraordinaire. Leroux y parvient d’autant mieux qu’il échafaude ici une forme au long cours qui agrippe l’auditeur pour ne le laisser respirer qu’à l’issue de l’acte. Le reste de l’ouvrage manque en revanche de souffle et paraît nettement moins abouti. Certaines idées valent pourtant le détour : en donnant à entendre la voix de Claudel lui-même, Leroux donne l’illusion d’une immersion dans l’atelier et dans la tête de l’auteur, ce qui n’est pas sans rappeler la façon qu’avait Claudel lui-même de montrer les coulisses de l'art dans Le Soulier ; et le compositeur n’hésite pas à jouer avec les mots et leur débit de façon à faire ressortir une dimension humoristique qui avait singulièrement manqué à l’œuvre de Dalbavie. Hélas, Leroux fait généralement subir au texte un traitement qui ne l’avantage pas, ici en fragmentant les phrases jusqu’à rendre le propos incompréhensible, là en grossissant à outrance les inflexions subtilement musicales de la langue, poussant régulièrement la soprano dans des suraigus peu divins et accompagnant le tout d’effets sonores inutilement bavards voire agaçants de grandiloquence. Malgré de beaux moments, les 2h30 sans entracte paraissent bien longues.

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Raphaële Kennedy (Violaine) et Sophia Burgos (Mara)
© Martin Argyroglo / Angers Nantes Opéra

On ne regrettera cependant pas d’être resté jusqu’au bout, ne serait-ce que pour applaudir l’extraordinaire performance des interprètes en ce soir de première au Théâtre Graslin : toutes et tous ont joué jusqu’au bout le jeu de la partition, faisant preuve d’une intonation irréprochable dans les glissades enchevêtrées et autres passages en quarts de ton, assurant solidement les nombreux relais de timbres et de voix. Sous la direction impeccable de Guillaume Bourgogne, l’Ensemble Cairn est exemplaire dans la fosse, notamment Constance Ronzatti dans son redoutable solo de violon. Sur le plateau, mention spéciale à Raphaële Kennedy (Violaine) qui émeut par son seul jeu d’actrice habitée, et à la voix éclatante de Sophia Burgos (Mara) qui signe un solo d’anthologie dans le quatrième et dernier acte.

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Raphaële Kennedy (Violaine) et Charles Rice (Jacques Hury)
© Martin Argyroglo / Angers Nantes Opéra

La distribution est bien accompagnée par la mise en scène soignée et délicate de Célie Pauthe, même si la mise en abyme proposée par Leroux (l’immersion dans la tête de Claudel) aurait mérité d’être plus appuyée. Les costumes d’Anaïs Romand trouvent un joli compromis entre une coupe contemporaine et le « Moyen Âge de convention » cher à l’auteur. Les décors enfin donnent plus l’image d’un blockhaus de science-fiction à la George Lucas ou Luc Besson que l’impression d’être sous le crâne d’un créateur, mais l’ensemble est rehaussé par les belles séquences vidéo projetées sur le fond de scène. Ainsi l’esprit peut s’évader dans des paysages atemporels, imaginer l’imaginaire de Claudel et renouer in fine avec son mystère.


Le voyage de Tristan a été pris en charge par Angers Nantes Opéra.

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