Until the Lionstitre énigmatique de l'opéra de Thierry Pécou dont la création vient d'avoir lieu à Strasbourg, mérite quelque explication. « Tant que les lions n'ont pas leurs propres historiens, les histoires de chasse ne peuvent que chanter la gloire du chasseur », dit un proverbe africain. La poétesse contemporaine auteur du livret, Karthika Naïr, donne sens à cette pensée à partir de la tradition hindou du Mahabharata. Ici, le chasseur dominant n'est autre que l'homme au sens masculin du terme tandis que sa victime, figurée par le personnage de la princesse Amba, prend la place emblématique d'une femme broyée par l'oppression patriarcale et les violences claniques auxquelles elle acquiert pourtant la force d'échapper. Le jour de la cérémonie au cours de laquelle Amba doit choisir l'époux que son cœur a déjà secrètement élu, elle est enlevée par Bhishma, émissaire du royaume rival de Kuru. Elle voue à son ravisseur une haine mortelle mais sa position de femme lui ôte toute possibilité d'exécuter la vengeance qu'elle désire. Le dénouement passe par sa mort voulue : son corps féminin est consumé par le feu avant de reprendre vie, par la grâce de Shiva, dans un puissant corps masculin sans que soit effacé le souvenir de ce qu'elle avait été antérieurement. Conservant son désir de vengeance et possédant désormais la force de l'assouvir, elle viendra frapper Bhishma à mort au cours d'un affrontement où elle-même perdra une nouvelle fois la vie.

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Until the Lions à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

Repoussée depuis plusieurs années en raison du Covid-19 et avant cela du décès de la directrice de l’Opéra national du Rhin, Eva Kleinitz, initiatrice et maître d'œuvre du projet, cette création mondiale retient l'attention au vu des débats contemporains quant aux rapports entre femmes et hommes.

La partition de Thierry Pécou épouse les contours de l'histoire où les scènes belliqueuses ponctuent les moments de réflexion sur la dignité humaine commune aux femmes et aux hommes, sur le sens des traditions, des croyances. La musique soutient et avive les impressions sans aller jusqu'à contrebalancer le texte par un apport plus spécifique. Cuivres, percussions notamment métalliques, effets de sifflement et brillants tuttis appuient les épisodes belliqueux. Les cordes et les bois, mais aussi les surprenants et suggestifs piano, synthétiseur et guitares s'accordent aux réflexions plus intériorisées, aux dialogues. Des passages de style répétitif, minimaliste, impriment un déroulement temporel et cyclique propre à la sensibilité orientale. L'Orchestre Symphonique de Mulhouse donne une interprétation généreusement colorée et nuancée de cette partition sous la conduite attentive de Marie Jacquot qui affiche constamment le souci d'harmoniser le rendu orchestral avec ce que donne à entendre et à voir l'espace scénique.

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Until the Lions à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

Action et texte ressortent clairement des mouvements scéniques et du surtitrage. Le décor minimaliste offre, en fond de scène, une paroi que semblent vouloir franchir deux chevaux élancés, grandeur nature, au réalisme impressionnant. Une galerie suspendue traverse la scène, masquée par un long paravent, bande d'aspect métallique laissant s'ouvrir selon les moments une baie vivement éclairée où se tient avec solennité la reine de Kuru en maître de cérémonie. Le décor dépouillé est suffisamment ouvert pour que s'y manifestent librement de complexes enjeux de pouvoir. Un saisissant jeu de lumières propose une alternance de vives clartés, telle la douche marquant le centre de la scène, et de chaudes ou sombres couleurs accompagnant avec une parfaite sensibilité l'évolution des sentiments et les différents moments du drame. Toutefois, on ne parvient pas toujours à effacer l'impression d'un orientalisme parfois convenu, qui limite la portée émotionnelle de l’ouvrage.

Les danseurs du Ballet de l'Opéra national du Rhin illustrent la frénésie de combats bien réglés. Les danseuses dans leurs tuniques rouges semblent occuper une fonction approchant celle du chœur antique, confirmant par la danse la vérité de ce qu'on a voulu faire voir et entendre. Fonction semblant quelque peu subalterne et redondante par rapport à celle du véritable Chœur de l'Opéra national du Rhin, dont les belles interventions semblent venir de l'au-delà par le miracle de la technique. Un duo composé de la soprano Mirella Hagen et de la mezzo-soprano Anaïs Yvoz assure également un rôle de témoin, toujours assez proche d'un chœur antique, placé auprès du personnage d'Amba. Leurs voix claires et puissantes se doublent d'un sens remarquable de l'expression lyrique.

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Until the Lions à l'Opéra national du Rhin
© Klara Beck

La voix de Cody Quattlebaum dans le personnage de Bhishma est profonde, elle dégage chaleur et riche résonance dans les graves. Toutefois, ces qualités n'en font peut-être pas précisément un Bhishma attitré tant la rondeur et le charme de son timbre tranchent quelquefois avec les emportements aveugles et agressifs du héros. On est subjugué en revanche par la performance de Noa Frenkel, à l’ambitus étonnant. Ses graves de contralto et ses aigus de mezzo-soprano lyrique lui permettent de rendre une Amba attachante, propageant une vibrante émotion. Son art du parler-chanter est consommé. La puissance et la vitalité dont témoignent ces deux chanteurs séduisent, n'était, parfois, le caractère quelque peu statique et rigide de la direction d'acteurs.

Tenu par la comédienne britannique Fiona Tong, le rôle non-chanté de la reine de Kuru suscite enfin l'admiration tant sa complexe partie déclamée allant de la véhémence à la compassion parvient à transcender les barrières d'une scène d'opéra. Son talent expressif, les modulations de sa voix font étonnamment corps avec les chanteurs et avec un orchestre que la chef Marie Jacquot modère de son côté avec tact.

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