En Alsace, les ténébreuses lumières de West Side Story

- Publié le 13 juin 2022 à 10:53
Le spectacle de Barrie Kosky présenté par l'Opéra du Rhin réussit le tour de force de rendre le chef-d’œuvre de Bernstein à la fois plus actuel et plus intemporel. 
West Side Story

Comme tous les chefs-d’œuvre, West Side Story tolère une fertile diversité des approches. Steven Spielberg l’a un peu trop oublié pour son remake cinématographique, qui ne semble qu’un luxueux décalque du film de Robert Wise. Alors qu’à Salzbourg, Philip McKinley démontrait le bien fondé d’une profonde relecture, transformant le scénario en « mémoires de Maria », taillées sur mesure pour la diva Cecilia Bartoli, qui revivait les faits vingt ans après la mort de Tony.

Pour la production venue du Komische Oper de Berlin, reprise aujourd’hui à l’Opéra du Rhin, Barrie Kosky ne modifie guère la narration originelle. Mais il souligne la cruauté du verbe et des situations, les sous-entendus sexuels aussi. Il fuit surtout la surenchère visuelle : tout est noir dans son spectacle, à l’image du mur du théâtre devant lequel on n’a dressé aucun décor – hormis quelques meubles, quelques échelles métalliques, une galaxie de boules à facettes pour la scène de bal… Au sol, un plateau tournant, noir lui aussi, sera tour à tour terrain de basket, piste de danse, rue. Dans cet univers de ténèbres, pourtant, les lumières de Franck Evin jouent un rôle essentiel, sculptant les corps – volontiers dénudés et tatoués –, dessinant des paysages, variant les ambiances à l’infini, avec une violence qui parfois nous aveugle – au sens propre.

Virtuosité corporelle

Les chorégraphies d’Otto Pichler débordent d’énergie, encore plus, peut-être, que celles imaginées par Jerome Robbins à la création, dont elles diffèrent en intégrant l’influence des danses de rue modernes. Une forme de virtuosité corporelle habite d’ailleurs tout le spectacle, si bien que ne se perçoit aucune couture entre passages dansés et parlés. On est à New York mais on n’y est plus vraiment, dans les années 1960 ou plutôt aujourd’hui : Barrie Kosky réussit le tour de force de rendre West Side Story à la fois plus actuel et plus intemporel.

L’Opéra du Rhin a réuni une troupe d’artistes rompus aux codes de la comédie musicale : ils sont jeunes, ils sont beaux et savent tout faire. Sur les cimes, malgré un volume modeste (une discrète sonorisation y pourvoit), Mike Schwitter campe un Tony bouleversant, avec des grâces mozartiennes dans ses phrasés, un savoureux mélange de morbidezza et d’âpreté dans la sculpture des mots, un art de mixer les registres quasi belcantiste. Si elle possède une voix plus lyrique (ailleurs elle fut une Susanna des Noces de Figaro, une Lauretta de Gianni Schicchi…), Madison Nonoa n’en est pas moins habitée par la folle passion de Maria, à laquelle elle prête les charmes érotiques d’un timbre pulpeux. Mentions spéciale, aussi, pour Kit Esuruoso (Bernardo), Marin Delavaud (Chino), Bart Aerts (Riff), ou encore Amber Kennedy, mezzo dont les raucité sauvages vont si bien à Anita.

Sommets musical

Dans la fosse, le Symphonique de Mulhouse prête sa cohésion confortable à la partition, qu’elle hisse là où elle se situe vraiment : parmi les sommets musicaux du second XXe siècle. David Charles Abell, un des derniers disciples de Bernstein, y veille, d’un geste acéré et précis, rapide dans ses tempos et ses enchaînements. Paré de telles attentions, qui peut nier encore que West Side Story est un des éclatants joyaux du théâtre musical contemporain ?

West Side Story de Bernstein. Strasbourg, Opéra du Rhin, le 10 juin. Représentations à Mulhouse les 26, 28 et 29 juin. 

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