À l’Opéra de Rouen, Jenufa déracinée

- Publié le 27 avril 2022 à 14:31
Calixto Bieito coupe le chef-d’œuvre de Janacek de ses racines paysannes, sans convaincre. Sous la direction musicale d’Antony Hermus, le plateau est dominé par Natalya Romaniw, bouleversante dans le rôle-titre.
À l’Opéra de Rouen, Jenufa déracinée

Avec le Prélude de Jenufa, Janacek a composé une de ses plus belles pages symphoniques. Mais Calixto Bieito s’en moque, couvrant la musique par les bruyants ricanements d’un couple de personnages secondaires. Plus tard, il faudra supporter les cris d’une foule hystérique, puis les braillements du rejeton de la protagoniste (si mal sonorisés qu’on croirait un cochon qu’on égorge). Le comble de la pollution sonore arrive à l’acte III, parasité presque entièrement par le tacatacatac d’une armée de machines à coudre en action – véridique.

Tout cela participe certes du naturalisme sordide dans lequel le metteur en scène inscrit l’ouvrage. Le décor unique est en effet un hangar couvert de tags et bien sûr éclairé au néon, où Jenufa et la Sacristine, on ne sait pourquoi, semblent vivre comme des SDF. Les costumes moches ont une fois encore été dégotés chez Tati, alors que la direction d’acteurs est souvent gagnée par une agitation factice et des partis pris dont on ne saisit pas toujours le sens – pourquoi Kostelnicka s’adonne-t-elle à un strip-tease devant Steva lorsqu’elle le supplie d’épouser Jenufa ?

Glauques visions

Bieito, d’autre part, a une fâcheuse tendance à préférer la démonstration à la suggestion. Ainsi la Sacristine explose-t-elle à mains nues le crâne du pauvre nouveau-né, au lieu de simplement l’emporter hors de scène pour le jeter dans la rivière gelée ; plus tard, elle exhibera son cadavre à moitié décomposé. À tant couper le drame de ses racines paysannes, ce glauque contexte crée une forme de hiatus avec la puissance terrienne du verbe et de la musique, comme avec la naïveté chrétienne dont est porteur le livret.

Aux errements du spectacle, on préfère l’unité d’un plateau évoluant sur les cimes, malgré quelques réserves individuelles. Christine Rice joue certes des charmes d’un mezzo velouté et de phrasés châtiés pour imprimer à sa Kostelnicka une dignité peu commune – et bouleversante dans sa contrition finale –, mais il lui manque la monstrueuse opulence que le rôle appelle. Les deux ténors sont bien différenciés, le Laca percutant et remarquablement projeté de Kyle van Schoonhoven faisant face au Steva plus lyrique, mais au volume aussi plus modeste, de Dovlet Nurgeldiyev.

Féminité rayonnante

Si Doris Lamprecht peut compter sur un abattage toujours impressionnant, plutôt que sur une voix aux extrêmes désormais élimés, pour camper une attachante Grand-mère, on succombe surtout à la Jenufa de Natalya Romaniw. Son timbre charnu sur l’ensemble de la tessiture et la féminité rayonnante de ses phrasés font merveille, comme une palette d’affects aussi justes dans ses délires fébriles du II que dans ses extases mystiques ou la douceur épanouie de ses ultimes pardons.

L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie ne montre pas la pâte la plus somptueuse qui soit, mais il est vrai qu’Antony Hermus ne le ménage guère, prodiguant à sa lecture une énergie et une fougue de tous les instants, au risque de quelques déséquilibres et décalages entre la fosse et le plateau. Sous cette baguette hyperactive, implacable, le drame ne connaît aucun temps mort, c’est là l’essentiel.

Jenufa de Janacek. Rouen, Opéra, le 26 avril. 

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