Igor Stravinski (1882–1971)
The Rake's Progress (1951)
Opéra en trois actes
Livret de Wystan Hugh Auden (1951)
Créé à la Fenice de Venise le 11 septembre 1951
Direction musicale : Grant Llewellyn
Mise en scène : Mathieu Bauer

Assistant à la mise en scène : Grégory Voillemet
Décors : Chantal de la Coste
Vidéo : Florent Fouquet
Lumières : Lionel Spycher

Mr Trulove : Scott Wilde
Anne Trulove : Elsa Benoît
Tom Rakewell : Julien Behr
Nick Shadow : Thomas Tatzl
Mother Goove : Alissa Anderson
Baba la Turque : Aurore Ugolin
Sellem : Christopher Lemmings

Chœur de chambre Mélisme(s)
Orchestre National de Bretagne

Rennes, Opéra, vendredi 4 mars 2022, 20h

Avant sa reprise au théâtre Graslin de Nantes, c'est à l'Opéra de Rennes que se donne The Rake's Progress de Stravinski – géniale et lyrique conclusion d'une parenthèse néoclassique initiée trente ans plus tôt par Pulcinella et l'Histoire du soldat. Cette nouvelle production est l'occasion de plusieurs prises de rôles marquantes dont Elsa Benoît (Anne Trulove) et Thomas Tatzl (Nick Shadow), tandis que Julien Behr confirme ses talents en Tom Rakewell. Un première également pour le metteur en scène Mathieu Bauer, figure du théâtre musical jazz – rock, qui réussit des débuts dans l'opéra avec une lecture (des)enchantée, à la fois aigre-douce et pétulante, parfaitement calibrée par la direction vigoureuse de Grant Llewellyn. 

Elsa Benoît (Anne Trulove), Julien Behr (Tom Rakewell)

C'est en visitant à Chicago une exposition consacrée au peintre William Hogarth qu'Igor Stravinski a eu l'idée de transposer à la scène cette "vie d'un débauché" – série de huit gravures morales pour lesquelles l'écrivain anglo-américain Wystan Hug Auden a imaginé un livret épousant tous les contours d'une intrigue entre conte philosophique et roman d'apprentissage à la sauce Nabokov. Cet anti-Candide au nom prédestiné ("rake" signifie "débauché") fait la rencontre d'un mystérieux émissaire Nick Shadow ("l'ombre") qui lui apprend la surprenante nouvelle d'un héritage d'un oncle inconnu. Cédant à toutes les veuleries, il abandonne sa fiancée, la bien nommée Anne Trulove ("amour véritable"), dilapidant la fortune en jouant aux cartes avec des filles de petite vertu, échappant d'extrême justesse à la prison pour terminer ses jours dans un asile d'aliénés où sa fidèle fiancée lui rend visite dans l'espoir d'atténuer ses souffrances.

 

Du cycle de Howarth, W.H. Auden conserve plusieurs éléments de contexte dont l'époque et le lieu : une Angleterre du XVIIIe siècle dans laquelle le jeune Tom Rakewell promène ses guêtres le long d'une trajectoire allant de la maison close à l'asile d'aliénés, sous les yeux d'une fiancée qui incarne la figure de l'amour pur et protecteur. Il était donc capital, tant pour le librettiste que pour le compositeur, de ne pas s'en tenir à un commentaire littéral des gravures pour créer des arrière-plans et une profondeur psychologiques à cette trame éminemment moraliste. L'invention du personnage du diabolique Nick Shadow transpose la démonstration édifiante en pacte faustien avec pour Tom, l'accession à une fortune matérielle en échange de laquelle il devra offrir son âme. Nick Shadow conduit à la fois la carrière de Tom le "débauché" et le jeu théâtral. À plusieurs reprises, il s'adresse au public, le prenant pour témoin de ses roueries et de ses projets, ou bien pour lancer l'intrigue à la manière d'un Monsieur Loyal : "The progress of a Rake begin !".

 

La mise en scène de Mathieu Bauer joue avec beaucoup d'astuce et d'humour autour des éléments que le librettiste a ajoutés à la narration que proposait le cycle de gravures. Le personnage de Tom n'est pas à proprement parler un débauché, mais plutôt un être naïf et paresseux (on le découvre assis parmi les spectateurs vêtu d'un pyjama qu'il portera également à la toute fin). Il n'est pas non plus ce viveur concupiscent qui court oublier Anne Trulove dans les bras des prostituées. Capable de remords, il ne peut tout simplement pas résister à l'option la plus facile que lui présente Nick ; comme celle d'épouser sur un coup de tête Baba la Turque. Ce personnage haut en couleur n'est pas, comme chez Howarth, la vieille éborgnée qui permet à Tom de se refaire une fortune. Tom est toujours en décalage avec le projet de Nick Shadow. Le vœu de richesse qu'il formule ne débouche pas sur des miracles authentiques et avantageux. Avec l'argent vient l'aliénation de son âme, l'aliénation amoureuse et l'aliénation mentale. Même le noble projet de nourrir l'humanité débouche sur l'absurde machine à changer les pierres en pain, transposition littérale de la tentation du Christ par Satan.

 

Féru d'un nombre hallucinant d'univers brassant aussi bien Buster Keaton, Jean-Luc Godard, Georges Bataille, Samuel Fuller et la musique Rock, jazz et punk, le metteur en scène Mathieu Bauer travaille le rythme et le rapport entre image, texte et musique. Son approche très cinématographique multiplie les références et les outils d'expression comme en témoignent des spectacles comme "Les Chasses du comte Zaroff" d'après le film d'épouvante d'Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, qu'il avait monté en 2001 au Nouveau Théâtre de Montreuil en parallèle avec le célèbre "Masse et Puissance" d'Elias Canetti. Avec Rake's Progress, il construit une ode multiple et protéiforme à la période qui a vu naître la partition de Stravinski, cette Angleterre des années 1950 dont les valeurs morales sont percutées de plein fouet par l'émergence de la société de consommation. Venue d'outre Atlantique, cette vague transforme en profondeur une société déjà mise à mal par la seconde guerre mondiale et l'utopie d'une future ex-puissance coloniale.

 

La mise en scène reprend à son compte la vision marxiste de W. H. Auden, critiquant le basculement de la société anglaise dans le culte du libéralisme et de la course au profit. Le décor de Chantal de la Coste montre une double rangée de scènes, isolées dans des cadres aux bords arrondis rappelant à la fois de vieux écrans de télévision et la pellicule de film. Les vidéos de Florent Fouquet complètent cette ode au formica et au toc suranné avec des photomontages qui puisent allègrement dans les références des films de l'époque, tant comédies musicales que films noirs : Hitchcock avec Tom-Marnie, Point de vue images du monde avec le mariage de Tom et Elisabeth II, et le clin d'œil à Britten et Tom-Peter Pears…

 

À la fois sombre et humoristique, cette parabole (des)enchantée reprend à son compte les codes stravinskiens qui semblent dirent adieu à sa période néoclassique : Tom écoutant une  bouillie sonore d'airs de Bach et Haydn sur son vieux lecteur de cassettes audio, ou bien encore ce clavecin qu'on pousse sur scène comme un cercueil dans l'ultime duo Tom-Nick au cimetière). Cette ligne théâtrale sert de trame à cette "carrière" du débauché comme dans la maison close de Mother Goose avec ces jeux d'ombres chinoises et ce très fellinien enlacement et ces deux bambins que la mère maquerelle apportera à la toute fin (référence en filigrane à la grossesse de Sarah Young (Anne Trulove) chez Howarth. Le "Rake" donjuanesque change de costumes comme de conquête, troquant les trois pièces couleur crème contre une veste de strass rouge au moment de convoler avec Baba la Turque, mélange glamour de pin-up Tex Avery et Freaks de Tod Browning. Dans le court moment où l'on voit Tom célébrer son succès, on aperçoit Nick mimer ses paroles et se placer derrière lui tel un numéro de ventriloque qui superpose métaphoriquement les deux êtres en un seul. C'est un démon miniature qui apparaît finalement, sous les traits du commissaire-priseur Sellem, mélange de Jiminy Cricket et Nosferatu de Murnau, préambule à la scène du cimetière où Nick joue aux cartes le sort de Tom. Le diable est en tongs et bermuda, avec des motifs très kitsch de flammes sur fond noir, consumé et vaincu par avance par un pacte que Tom déjoue à la dernière minute. Dans un dernier sursaut de haine, tel Alberich maudissant l'Anneau des Nibelung ou Don Giovanni disparaissant dans l'Enfer, Nick Shadow retire à Tom Rakewell sa raison (à défaut d'avoir pu s'emparer de son âme). Ultime surprise de la mise en scène, Anne Trulove ne vient pas simplement réconforter celui qui refuse de se faire appeler d'un autre nom que celui d'Adonis. Telle Vénus dans l'épisode mythologique, elle provoque la mort du bel héros, objet devenu objet d'une dispute amoureuse avec Perséphone (Baba la Turque ?). Anne, devenue folle elle-même, l'étouffe avec un coussin, geste à la fois doux et terrible – parabole de l'impossible destin de celui qui, en voulant tout posséder, termine fou et suicidé par le seule être qui lui soit resté fidèle.

Elsa Benoît (Anne Trulove), Aurore Ugolin (Baba la Turque)

Ce conte moral en trompe‑l'œil exige des interprètes capables de rendre toute l'énergie d'un opéra construits comme un jeu de tiroirs et d'emboîtements – opéra "classique" en apparence, avec ces numéros avec airs, chœurs, ensembles et récitatifs au clavecin, mais qui réinvente la forme en y impulsant richesse harmonique et pétulance rythmique. Cet art jubilatoire du collage trouve dans le duo Anne – Tom un bel exemple d'équilibre et de distanciation. Entre abattage et lyrisme énamourée, la voix d'Elisa Benoît profile avec une belle maîtrise, un personnage empreint d'une certaine rigueur morale et capable à la fois de fendre l'armure pour laisser s'exprimer des sentiments à la fois simples et touchants ("Gently, little boat"). La palette alterne une brillance dans l'aigu et une solidité à toute épreuve dans les changements de registre, la puissance de projection et les ornements ("No word from Tom I go to him !"). Julien Behr reprend avec Tom Rakewell un rôle qu'il avait étrenné à Nice il y a deux ans. Il se coule ici dans un personnage que Mathieu Bauer a voulu placer à la lisière entre folie psychopathe et candeur. L'aigu ne manque pas de vigueur, volontiers joueur dans la façon de déployer les moyens sans sacrifier l'équilibre de la ligne ("Here I stand"). La scène de l'asile dévoile un phrasé tout en délicatesse et attendrissement ("Where art thou Venus ?"). Face à lui, le Nick Shadow de Thomas Tatzl fait montre d'une belle autorité dans les contrastes de couleurs et de nuances qui font toute la réussite du moment où la noirceur cède à l'aveu de faiblesse. Des lauriers également pour Alissa Anderson, Mother Goove maniant l'autorité d'un timbre de contralto avec une présence formidable en scène qui répond à la truculence gouailleuse et généreuse d'Aurore Ugolin en Baba la Turque. Christopher Lemmings (Sellem) et Scott Wilde (Mr Trulove) complètent idéalement une distribution, sans oublier l'exceptionnel chœur de chambre Mélisme(s) dont chaque intervention permet de mesurer l'impeccable niveau, tant en ce qui concerne la caractérisation que dans la justesse et les intonations. La direction de Grant Llewellyn tire de l'Orchestre National de Bretagne une enveloppe polychrome et multifacettes, sans doute perfectible dans le jeu des contrastes entre raideur surjouée et volupté émolliente, mais pleinement engagé dans la façon de projeter dans l'œuvre un décalage qui regarde vers la comédie musicale et une certaine forme de fausse légèreté.

Thomas Taztl (Nick Shadow), Julien Behr (Tom Rakewell)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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