Sivan Eldar (née en 1985)
Like flesh (2022)
Création mondiale
Opéra de chambre d'après un livret de Cordelia Lynn

Direction musicale : Maxime Pascal
Mise en scène et scénographie : Silvia Costa

Création vidéo IA : Francesco D’Abbraccio
Costumes : Laura Dondoli
Lumière : Andrea Sanson
Réalisation informatique musicale Ircam : Augustin Muller
Projection sonore : Florent Derex
Chefs de chant : Alain Muller, Bianca Chillemi
Assistant à la direction musicale : Richard Wilberforce
Assistante mise en scène : Gabrielė Bakšytė
Assistante scénographie et accessoires : Elena Zamparutti
Assistant scénographie : Alessio Valmori

La Femme, L’Arbre : Helena Rasker
Le Forestier : William Dazeley
L’Étudiante : Juliette Allen
La Forêt : Adèle Carlier, Hélène Fauchère, Guilhem Terrail, Sean Clayton, René Ramos Premier, Florent Baffi

Le Balcon, ensemble instrumental et électronique

Commande Opéra de Lille, Opéra Orchestre national de Montpellier et Opéra national de Lorraine

Lille, Opéra de Lille, 21 janvier 2022, 20h

Récompensé du prix FEDORA pour l’Opéra, Like flesh de la compositrice israélienne Sivan Eldar élabore une version moderne du mythe de la métamorphose de Daphné. La métaphore est combinée à une narration intime par la dramaturge Cordelia Lynn. Relatant en parallèle la dégradation de la nature et la symbiose qui s'instaure entre le monde végétal et le désir charnel, la trame de Like flesh explore des continents inédits et contemporains. Servie par les musiciens du Balcon dirigés par Maxime Pascal, cette production bénéficie d'un panel de jeunes voix dont la mezzo Helena Rasker et le baryton William Dazeley, couple en perdition que vient perturber l'irruption de Juliette Allen. Navigant entre écologie et féminisme, ce drame secret s'inscrit dans un climat délicatement servi par des résonances et une belle sonorité électronique enveloppant l'écoute.

Helena Rasker (la Femme, l'Arbre)

 

La compositrice israélienne Sivan Eldar présente Like Flesh, un projet né d'une collaboration avec la britannique Cordelia Lynn présenté en première mondiale à l'Opéra de Lille. Après une résidence à l'IRCAM, elle est partie aux Etats-Unis pour poursuivre son cursus, sans négliger pour autant les questions d'actualité liées aux luttes sociales et la question politique. Son langage convoque la vocalisation par rapport à un contexte bien précis qui renvoie à la question du théâtre et à la mise en scène. Attirée par la question du rapport à l'électronique, elle a fait ses premières armes avec une pièce d'après Rilke, The White Princess pour deux voix, percussions et électronique, donnée en création en 2016 dans le cadre de l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence. Cette partition était déjà réalisée en collaboration avec Cordelia Lynn, qui travaillait à Aix avec la scénographe Katie Mitchel autour de Miranda, d'après la Tempête de Shakespeare.

La mise en scène de Like Flesh est signée par Silvia Costa, dont le parcours a croisé celui de Romeo Castellucci et déjà quelques productions, dont un controversé "Combattimento, la théorie du cygne noir", donné à Aix l'été dernier et Intérieur, d'après la pièce de Maurice Maeterlinck au Théâtre du Châtelet. Cet opéra de Sivan Edar évoque, avec des moyens et des atmosphères très différents, l'imaginaire composite du "semi opéra" Miranda, d'après Purcell. Là où Katie Mitchel instaurait un trouble et un déplacement autour du principe de réalité et fiction, Silvia Costa se concentre sur l'élément visuel en lui-même, avec une omniprésence du matériel vidéo signé Francesco D’Abbraccio.

Le livret de Like flesh est librement inspiré de l'épisode de la transformation de Daphné dans les Métamorphoses d’Ovide, lorsque la nymphe se change en tilleul pour échapper aux empressements amoureux d'Apollon. Cordelia Lynn délaisse la littéralité du mythe pour l'amalgamer à une histoire entre banalité et fantastique. Tout commence comme une fable pour enfants : un couple de forestiers vit au milieu des bois – lui, austère et brutal, elle, sans désir et délaissée. Une jeune étudiante sortie de nulle part fait irruption dans ce foyer isolé. À son contact, la femme est traversée d'une violente attirance pour elle, au point qu'elles finissent par s'enlacer et fusionnent en un seul et même être végétal. Cet arbre devient la métaphore vivante du lien d'amour, la nature apparaissant alors sous un jour très poétique et sensuel comme un écrin de sentiments, plus humain que les humains. En passant de l'hostilité à l'amour, le monde végétal accueille l'élément féminin comme principe de vie – rejetant la violence patriarcale du forestier que le livret désigne comme l'exploiteur et le destructeur.

Cette thématique est au croisement des questions actuelles sur les relations hommes-femmes, la question du genre et le bouleversement climatique. Il faudrait sans doute tenter de se dégager d'une approche trop premier degré pour voir en Like Flesh autre chose qu'un objet culturel politiquement très correct. La poésie du mythe originel peut alors servir de guide de lecture pour examiner de l'intérieur le bouleversement que provoque l'irruption d'un sentiment amoureux "hors normes" au niveau intime et social. Cette écologie de l'amour traverse un vaste champ de questionnement que relaie très habilement l'appareillage d'images vidéo très complexes pour illustrer la puissance du trouble des émotions et des pensées que Stefan Zweig décrivait dans sa Confusion des sentiments.  Le vidéaste Francesco D’Abbraccio utilise des dispositifs électroniques et vidéo qui donnent à la thématique de la métamorphose une dimension tout à fait inédite. Un système de reproduction signé Augustin Muller utilise un ensemble de 64 haut-parleurs placés sous les sièges qui démultiplie la perception de la scène sonore, créant un équivalent aux images projetées au même moment sur le rideau de scène. Commandé et programmé par intelligence artificielle, le décor s'anime avec le flux vocal, tantôt soliste, tantôt choral. Encadré à la manière d'un archaïsant panneau quadrilobé style renaissance, le tableau Apollon et Daphne de Piero del Pollaiolo accueille les spectateurs – image qui, imperceptiblement, se déforme en faisant écho à la future métamorphose des corps et des sentiments.

Cette chair végétale se mue progressivement en une efflorescence de gestes et d'images dont la course éperdue nous mène au plus profond et au plus intime des corps. Les fibres se conjuguent en un mycélium dont la souplesse et la plastique font de l'espace scénique de Like flesh un espace intérieur et secret, qui inscrit la fable au sein de la nature. Volontiers, et parfois trop didactiques, ces successions transforment la scénographie en un continuum qui épuise rapidement la matière littéraire du livret ne résiste pas une forme de lassitude. Peu "opératique" au sens propre, l'œuvre touche à une relative froideur expérimentale avec des personnages réduits à des concepts, saisis dans un horizon scénographique désespérément plat.

L'écriture vocale fait montre d'une belle maîtrise dans les enchaînements entre ensembles et solistes. Sur ce plan, Sivan Eldar possède les ressources nécessaires pour restituer à l'écoute un intérêt que le matériau purement musical ne suffirait pas à nourrir. C'est alors vers le madrigal monteverdien que converge les intérêts et les impressions, cette nature qui meurt et disparaît, mais également cette "reverdie" que la poésie lyrique médiévale célébrait pour fêter l'éternel retour du printemps et le sentiment de gaité qui renaît à cette occasion. Un chœur mobile de six chanteurs entoure et dessine de belle manière les situations et les atmosphères autour de la narration principale, réduite à une trilogie entre vaudeville et spéculatif. À la mezzo Helena Rasker (la Femme et l’Arbre) revient le rôle peut-être le plus intéressant – capable de jouer sur des modulations et une belle projection pour incarner ce personnage qui bascule dans son corps et dans ses émotions. William Dazeley est prisonnier d'un rôle assez limité dramaturgiquement mais dont la couleur vocale laisse percer une belle maîtrise. Juliette Allen offre à son Étudiante une ligne et des aigus qui viennent éclairer fort à propos une scène et une situation assez grise. À la tête d'un Balcon réduit à treize instrumentistes, Maxime Pascal anime un discours à l'esthétique très raffinée, enveloppante et très fluide. Le travail des textures et des densités inscrit l'écriture dans la perspective d'un écrin sonore aux contours savants et parfaitement en phase avec ce drame de l'intime et des sens.

Helena Rasker (la Femme) et l’Arbre), William Dazeley (Le Forestier), Juliette Allen (l'Etudiante)

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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