Créée en juin dernier à l’Opéra de Lyon, la mise en scène de Laurent Pelly fait à nouveau sensation à l’Opéra de Marseille, coproducteur de ce Barbe-Bleue d'Offenbach. Même si l’ouverture de scène est ici plus étroite qu’à Lyon, la scénographie de Chantal Thomas en met plein la vue aux spectateurs, dans des décors bien différenciés suivant les actes. Après l'ouverture pendant laquelle des coupures de journaux sont projetées, évoquant la disparition mystérieuse de plusieurs femmes, le rideau se lève sur une ferme où rien ne manque : le hangar à gauche avec remorque et un stock de foin, un tas de purin sur le côté, la maison d’habitation à droite, avec la niche du chien devant et les vêtements qui sèchent sur des cordes à linge à l’arrière, à côté de l’abribus.

Changement d’ambiance à l'acte II : au palais, le Roi Bobèche terrorise ses courtisans en les faisant s'incliner plus bas que terre. D’ailleurs le premier d’entre eux, le Comte Oscar, en rajoute dans la méchanceté en collant la tête de l'un d'entre eux contre le sol. Pour la seconde scène, on passe dans les souterrains inquiétants du château de Barbe-Bleue. L'alchimiste Popolani prépare son vrai-faux poison entre table d'opération à gauche et paillasse de chimiste à droite. Les cinq anciennes femmes de Barbe-Bleue déjà prétendument assassinées – mais ressuscitées par la « petite machine électrique à musique » de Popolani ! – résident dans une chambre rose pâle derrière des portes de funérarium. Puis retour au palais de Bobèche au troisième acte, avec quelques bouquets et couronnes de fleurs pour célébrer les mariages en vue, ainsi que des paparazzi et leurs flashs à l’affût du meilleur scoop. Les mouvements collectifs sont réglés avec brillant et drôlerie, que ce soient les paysans habillés comme des Deschiens (acte I) ou les gens de cour qui défilent plus tard faire le baisemain à Bobèche, tandis que Boulotte croit bien faire en embrassant le roi à pleine bouche… un écart au protocole, initiative politiquement très incorrecte !

Comme à Lyon, le plateau vocal est d'abord dominé par Héloïse Mas en Boulotte, paysanne brute de décoffrage plus vraie que nature à qui on a ajouté de fausses fesses pour mieux mettre en valeur ses formes généreuses... « C’est un Rubens ! » s’exclame Barbe-Bleue. La voix est riche, grave et bien projetée, et le jeu d'un naturel confondant. Plusieurs petits clins d’œil se glissent dans le spectacle, comme lorsqu’elle dit « Jamais homme ne m’a fait peur ». On pense évidemment à Carmen (dont la chanteuse a proposé une splendide incarnation à Genève)… mais immédiatement après, elle sursaute d’effroi à la vue de Barbe-Bleue ! 

À l’exception de Jennifer Courcier (Fleurette), jolie voix d'une ampleur lyrique limitée, la distribution marseillaise diffère de la lyonnaise, à commencer par Florian Laconi qui compose un Barbe-Bleue tout de noir vêtu, manteau de cuir, boucle d'oreille, barbe et cheveux bleutés, effrayant lorsqu’il sort de sa voiture noire étincelante. Le chanteur est en pleine santé, fait preuve d’un bon abattage, pousse quelques aigus qui claironnent, et paraît ce soir avoir laissé l’essentiel de ses récurrents légers problèmes d’intonation derrière lui. Guillaume Andrieux (Popolani) chante d’une voix saine et sûre, alors qu’on apprécie le joli grain de voix de Jérémy Duffau (Prince Saphir) et que Francis Dudziak (Comte Oscar) est toujours aussi impayable dans le répertoire comique, même si ses moyens vocaux sont désormais émoussés. Cécile Galois correspond au rôle de la Reine Clémentine, épouse délaissée mais la seule qui tienne un tant soit peu tête à son tyran de mari – Antoine Normand (Roi Bobèche), très amusant en scène mais malheureusement à peu près inaudible pour ce qui concerne le chant.

L’ensemble est tenu de main de maître par le chef Nader Abbassi qui varie les couleurs et nuances dès l’ouverture, un joyeux pot-pourri des mélodies qu’on entendra plus tard. Il anime la fosse et le plateau avec une agréable énergie, ceci dans le respect de la partition et sans l'outrance qu’on peut parfois entendre dans ce répertoire. L’orchestre se montre constamment attentif et virtuose, comme dans l’entrée de Barbe-Bleue, au tempo très rapide. Les chœurs aussi font preuve d’une préparation adéquate (par Emmanuel Trenque) et le chef d’orchestre leur facilite plusieurs fois la tâche en demandant davantage de discrétion aux instrumentistes.

Le pari est magnifiquement gagné par l’Opéra de Marseille, capable de monter une telle production à gros décors… et brillante pour le coup ! On en ressort l’esprit joyeux et plein de mélodies entêtantes dans l’oreille.

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