Près de six ans après Castor et Pollux, Emmanuelle Haïm, le Concert d’Astrée et Barrie Kosky sont de retour à l’Opéra de Dijon pour marquer un nouveau temps fort de la saison lyrique bourguignonne – et même nationale – avec Les Boréades, le dernier opéra, longtemps oublié, de Jean-Philippe Rameau.

Opéra mystérieux, flamboyant, bouquet final d’une vie tout entière dédiée à la musique, Les Boréades marque également la fin de la période baroque. À quatre-vingts ans, Rameau n’a rien perdu de sa créativité harmonique et mélodique. Bien au contraire, dans cette œuvre inclassable, il continue avec une verve intacte de s’affranchir des codes pour ouvrir et explorer des chemins musicaux inédits.

Quant au livret de Louis de Cahusac, il glorifie la liberté et l’amour en contant l’histoire d’une femme qui n’hésite pas à s’opposer aux dieux pour épouser celui qu’elle aime. Alphise, reine de Bactriane, doit par décret divin s’unir à un descendant de Borée, dieu du vent du nord, qui a deux fils, Calisis et Brorilée. Or le cœur d’Alphise bat pour Abaris, fils caché d’Apollon. Résistant par amour à toutes les pressions, la jeune reine renonce à son trône. Furieux, Borée déchaîne ses vents destructeurs et enlève Alphise. Mais Abaris arrive et réduit le dieu à l’impuissance grâce à une flèche magique. C’est alors qu’Apollon révèle à tous qu’Abaris est son fils et que, par sa mère, celui-ci descend de Borée... et peut donc épouser Alphise.

L’action, qui évolue par à-coups, est presque secondaire au regard de la caractérisation des personnages, qui offre à Rameau un vaste terrain d’expression et d’expérimentation. Il en résulte des paysages émotionnels d’une beauté et d’une inventivité extraordinaires, inouïs à l’époque et qui, comme le dit Emmanuelle Haïm, préfigurent déjà Berlioz ou Debussy.

Cependant, ce qui constitue une chance pour l’orchestre engendre une difficulté majeure pour le metteur en scène : comment susciter et maintenir la tension dramatique lorsqu’il se passe si peu de choses, ce qui est particulièrement vrai dans les deux premiers actes ? La réponse apportée par Barrie Kosky est à la fois brillante et séduisante. Ce n’est pas le couple Alphise-Abaris ni leur amour contrarié, mais les dieux – Amour, Apollon et Borée – qu’il place au centre de sa mise en scène. Des dieux cruels et espiègles qui s’amusent à perturber la vie des humains pour le plaisir d’observer leurs réactions. C’est d’ailleurs Borée qui, en soufflant sur la fosse, donne à l’orchestre le signal du départ. Dans cette vision du drame, Adamas n’est autre qu’Apollon se faisant passer pour son grand prêtre, tandis que tous les rôles féminins secondaires s’agrègent à celui du dieu Amour pour en faire un vrai protagoniste, sinon le personnage principal. Le dispositif scénique, très épuré, repose sur une grande boîte cubique – concept déjà utilisé dans Castor et Pollux – dont le couvercle se soulève et s’abaisse. Pour les humains, c’est une boîte à rêves, tandis que pour les dieux, c’est une chambre d’expérimentation. Les chorégraphies d’Otto Pichler, drôles ou poétiques, viennent accréditer l’idée que ce qui se déroule sur scène est un divertissement destiné aux dieux. La beauté visuelle de l’ensemble doit beaucoup aux magnifiques lumières de Franck Évin.

Toute la musique de Rameau est lumière et Les Boréades en sont peut-être le point focal. Sous la baguette d’Emmanuelle Haïm qui a choisi un diapason à 400 Hz, le Concert d’Astrée restitue cette lumière sur toute l’étendue de son spectre, avec une énergie et une générosité époustouflantes : tous les pupitres contribuent à ce feu d’artifice. La masse orchestrale, ductile à souhait, se déploie, se rétrécit, danse, ondoie, explose et maintient sans faiblir la tension et l’émotion de bout en bout, tout en veillant scrupuleusement à l’équilibre avec les chanteurs. Le chœur du Concert d’Astrée, remarquable lui aussi, vibre de cette même énergie vitale, qui sublime chacune de ses interventions, puissantes et précises.

Le plateau, quant à lui, vole à la même altitude que la fosse. Alphise trouve en Hélène Guilmette une interprète investie et convaincante. S’appuyant sur une technique très sûre, elle offre des aigus superbement projetés. Point culminant de sa prestation, l’ariette « Un horizon serein » impressionne autant qu’elle émeut. C’est à Mathias Vidal que revient le rôle d’Abaris, sans doute le plus intense dramatiquement. Amoureux désespéré puis vengeur et enfin exaucé, son timbre de haute-contre aux riches nuances s’épanouit dans des airs parmi les plus beaux du répertoire baroque français. Incarnant l’Amour et les autres personnages féminins, Emmanuelle de Negri rayonne vocalement et scéniquement aussi bien dans l’espièglerie du dieu qui tire les ficelles – et les flèches – que dans le fatalisme de Sémire. La voix sombre, nimbée de noblesse d’Edwin Crossley-Mercer se projette avec toute l’autorité et l’ampleur qui siéent à Apollon et Adamas. Malgré des graves parfois difficilement audibles, la voix de Christopher Purves souffle avec vigueur toute la noirceur de Borée. Yoann Dubruque (Borilée) et Sébastien Droy (Calisis) ne déméritent pas, même si leur présence vocale est moins affirmée.

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