Six ans après l’Elena de Cavalli au Festival d’Aix-en-Provence, le tandem Leonardo García AlarcónJean-Yves Ruf se reconstitue pour redonner vie à un autre chef-d’œuvre oublié : La finta pazza de Francesco Sacrati (1605-1650). Et c’est à l’Opéra de Dijon, dans le charmant écrin du Grand Théâtre, qu’a lieu cette renaissance.

Pour employer un vocabulaire actuel, La finta pazza cumule les innovations, tant dans sa partition que dans le livret de Giulio Strozzi : première prima donna – la soprano Anna Renzi –, première scène de folie, premier opéra « féministe » (l’héroïne est une femme indépendante qui prend son destin en main). Créée en 1641 à Venise, l’œuvre fut quatre ans plus tard l’un des tout premiers opéras jamais représentés en France, où elle joua un rôle essentiel dans la genèse de l’opéra français. Elle remporta un vif succès tout au long du XVIIe siècle avant de tomber dans l’oubli jusqu’à la redécouverte de la partition en 1983.

Même si, comme le dit Leonardo García Alarcón, on ne peut véritablement lui attribuer un style caractéristique, la musique de Sacrati – dont seule subsiste aujourd’hui cet ouvrage – témoigne d’une grande inventivité, introduisant notamment des ornementations et des accords que l’on pensait être arrivés beaucoup plus tard. En expert passionné, le chef argentin a ressuscité cette partition.

Un oracle lui ayant prédit que son fils Achille mourrait au combat s’il partait faire la guerre à Troie, Thétis a caché celui-ci sur l’île de Scyros, travesti parmi les filles du roi Licomède. Là, il noue un amour secret avec Déidamie qui lui donne un fils, Pyrrhus. Mais Junon et Minerve convainquent Thétis de laisser partir son fils, sans qui les Grecs ne peuvent vaincre les Troyens. Achille s’apprête donc à prendre la mer avec Ulysse et Diomède – jadis aimé de Déidamie et toujours amoureux d’elle – qui, envoyés pour l’enrôler, ont éveillé en lui le goût du combat. Se sentant délaissée, Déidamie décide de se faire passer pour folle afin d’obtenir d’Achille le mariage que celui-ci lui a promis. Le stratagème fonctionne à merveille et, avant de partir, Achille proclame officiellement son amour et Déidamie présente à tous leur fils.

Dans le rôle de Déidamie, la soprano Mariana Flores attire tous les superlatifs. Sa voix puissante et agile épouse tous les contours et reflète toutes les facettes du personnage : passion, sensualité, désespoir, détermination. Son engagement vocal et scénique nourrit sans jamais faillir une incarnation portée jusqu’à l’incandescence. Face à cette Déidamie, l’Achille du contre-ténor Filippo Mineccia séduit autant qu’il convainc. Son jeu d’acteur au naturel confondant et sa voix franche, dotée d’une large palette de couleurs sombres, lui permettent d’appréhender avec une grande acuité tous les rôles qu’il doit endosser, depuis la femme confinée au gynécée jusqu’au fougueux héros guerrier, sans oublier le bouleversant amoureux tendre et inquiet. Grâce à la richesse de son timbre et à la clarté rigoureuse de sa diction, le contre-ténor Carlo Vistoli campe un Ulysse volontaire. Diomède trouve en Valerio Contaldo un interprète particulièrement touchant dont le timbre élégant et velouté siéent parfaitement à l’amoureux déçu. Au malheureux Capitaine, Salvo Vitale prête avec énergie sa voix de basse nimbée de mélancolie. Le baryton Alejandro Meerapfel est un roi Licomède touchant lorsque sa noblesse désabusée vole en éclats devant la supposée folie de sa fille.

La partie buffa de cet opéra repose sur deux personnages : l’Eunuque et la Nourrice, interprétés respectivement par le contre-ténor Kacper Szelążek et le ténor Marcel Beekman. Alors que le premier restitue à merveille toute la complexité du personnage, le second provoque la franche hilarité du public, notamment lorsqu’au début du troisième acte il feint d’interpréter au débotté un air destiné à faire patienter le public alors que le rideau refuse de se lever. Même si leurs interventions sont assez limitées, les divinités sont traitées avec la même exigence : Julie Roset (Aurore/Junon), Fiona McGown (Thétis/la Victoire) et Norma Nahoun (la Renommée/Minerve) sont irrésistibles. Quant à Vulcain/Jupiter, nul ne saurait contester la souveraine autorité que leur confèrent et l’imposante stature et la voix de basse de Scott Conner.

Dans la fosse, la Cappella Mediterranea ouvre les portes d’une véritable caverne aux trésors. Les couleurs chatoyantes alternent avec les tons plus sombres, éclairés par des lumières qui varient au fil des péripéties et des atmosphères, tandis que le continuo fait preuve d’une superbe ductilité. L’orchestre, en formation restreinte, est en parfaite osmose avec le plateau. Au reste, on ressent une évidente complicité, comme un esprit de troupe, entre tous les artistes.

La mise en scène de Jean-Yves Ruf repose sur un dispositif sobre, élégant et très dynamique, comme un clin d’œil à la machinerie imaginée par Giacomo Torelli pour la création vénitienne. La beauté des décors de Laure Pichat – où le rideau de scène joue un rôle important et sans cesse renouvelé – est soulignée par les lumières de Christian Dubet. Avec leurs couleurs subtilement nuancées et assemblées, les costumes dessinés par Claudia Jenatsch apportent leur contribution à l’harmonie visuelle qui se dégage de l’ensemble. Au-delà de sa beauté, la mise en scène brille par sa direction d’acteur, précise, fluide, en tous points remarquable.

Si vous avez manqué cette résurrection, le miracle se renouvellera à l’Opéra royal du Château de Versailles les 16 et 17 mars prochains.

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