dimanche 2 juin 2024

CRITIQUE opéra. NICE, Opéra, le 1er oct 2023. DELIBES : Lakmé. Kathryn Lewek… Jacques Lacombe / Laurent Pelly

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Propre au dernier XIXème siècle, Lakmé [1883] réactive la figure des héroïnes sacrifiées, icônes de l’opéra romantique, en particulier italien chez Bellini ou Donizetti, depuis Imogene, Norma, Lucia, sans omettre ensuite Luisa Miller et Gilda chez Verdi…

En clair toute amoureuse, à l’opéra, doit souffrir, se sacrifier et mourir. Mais Delibes dans Lakmé semble régénérer le thème en absorbant ce que les français avant lui ont fait de mieux : la virtuosité coloratoure d’un soprano hallucinant comme l’Olympia d’Offenbach (Les Contes d’Hoffmann) ; des duos d’amour qui fusionnent l’intensité tendre de Gounod et le sentimentalisme fin de siècle de Massenet. Une orchestration somptueuse, laquelle s’affirme magnifiquement par exemple dans le prélude orchestral rideau baissé avant l’acte IV…

L’ORIENT FANTASMATIQUE ET SENSUEL… Delibes ajoute aussi un autre thème celui d’un orientalisme sensuel ; où l’occidental découvre aux Indes, une volupté absente dans la sphère occidentale ; la fille du Brahmane, sa beauté troublante est d’autant plus fascinante qu’elle est interdite et inaccessible ; la vierge préservée est totalement dédiée au culte de Brahma et son corps comme le lieu où elle est recluse, inviolable…
Mais le soldat anglais Gérald transgresse la loi paternelle : il viole l’enceinte sacrée, découvre la fille cachée du Prêtre Nilakantha [comme Rigoletto tient confinée sa fille Gilda bientôt découverte puis kidnappée par le Duc] : s’il est subjugué par la beauté de la fille ; «le bel « étranger » lui apprend en retour  l’amour, un sentiment qui lui était interdit : croisement magnifique qui cimente ainsi pendant l’action leur union croissante ; en éprouvant un sentiment inconnu jusque là, Lakmé ouvre une porte qui lui était inconnue ; elle s’y engouffre sans hésiter : une échappée inattendue dans la prison paternelle dans laquelle elle est tenue emprisonnée [ce que Laurent Pelly démontre clairement dès le début où l’héroïne chante son premier air de dévotion… dans une immense cage mobile]. La question de la femme recluse est là aussi posée. En écartant le folklore pour s’intéresser à la réalité crue des relations en jeu, le metteur en scène agit dans la justesse.

La MISE EN SCENE de Laurent Pelly opte pour une évocation épurée d’une Inde sous l’emprise de Nilakantha, Brahmane des plus conservateurs et père despotique. Costumes, décors semblent immaculés, selon une palette blanc et or. C’est évidemment un monde révélant peu à peu l’imaginaire personnel de Lakmé, qui passe de fille du Brahmane à femme amoureuse, combattante pour sa propre liberté. Le choc avec le soldat anglais fait imploser ce  système autoritaire et offre à la jeune fille, l’occasion inespérée de s’émanciper [quitte à en payer le prix le plus fort].

NOUVELLE PRODUCTION… Dans cette nouvelle production qui ouvre la nouvelle saison lyrique 2023-2024 de l’Opéra de Nice [lequel sous la direction de Bertand Rossi, affiche nombre d’autres nouvelles productions cette saison], le charisme vocal de la soprano américaine Kathryn Lewek est indiscutable : et sa trajectoire au cours de la soirée, clairement comprise et exposée ; ce qui rend ce rôle si captivant aux côtés de ses redoutables défis vocaux ; sa féminité d’abord fleurie, un rien décorative en implorante et fille des dieux [ce que souligne la première scène du I] ;

 

 

Puis dans la scène du marché, le fameux air dit des clochettes de la fille du paria (acte II), Lakmé plus clairvoyante sur son état [amoureux et filiale] revendique une violence émancipatrice absente jusque là  ;
Surtout dans le dernier acte, plus rayonnante et sûre, elle organise le rite d’une union éternelle en buvant la coupe d’ivoire aux côtés d’un Gérald désarmais conquis, déloyal à son pays, à son devoir et son honneur de soldat ; Lakmé réalise ce rêve amoureux qu’elle incarne avec une justesse sidérante, une détermination admirable. Couleurs, rondeur, legato, agilité, musicalité subtile… la soprano belcantiste ici déjà saluée, subjugue par sa fragilité courageuse, la fermeté de son chant tout en délicatesse. Osons une seule petite réserve : il lui manque le relief du texte français, une intelligibilité naturelle qui l’aurait conduit à l’excellence. Mais en l’état, sa Lakmé convainc de toute façon tant elle évolue avec cohérence.
Lakmé se suicide certes mais en allant jusqu’au bout de son désir,  comme Norma [et bientôt Cio Cio San / Madama Butterfly de Puccini] elle incarne un absolu féminin emblématique du fantasme romantique. En cela elle a réalisé son destin : c’est bien une icône lyrique.

À ses côtés, on relève la solidité vocale du Nilakantha de Jean-Luc Balestra, prêtre pétrifié dans son autorité monolithique et père manipulateur ; le sens du phrasé articulé de Carl Ghazarossian, subtil Hadji qui fidèle et loyal à Lakmé, est le seul de son entourage, clairvoyant sur la transformation de la jeune femme. Même relief pour les personnages anglais [Frédéric, Ellen, Rose, Mrs Betson] dont Pelly renforce le caractère comique, voire la charge grotesque et bouffe, contrastant [opportunément] avec l’intrigue sentimentale et tragique qui scelle le destin parallèle de Lakmé et Gérald.

 

 

 

 

Avouons demeurer nettement moins convaincu par le Gérald de Thomas Bettinger, voix puissante certes mais absente à toute finesse et qui n’a pas ce style tendre et délicatement articulé propre au personnage du soldat enamouré. Ses duos avec Lakmé sonnent trop vaillants voire martiaux, au risque du hors sujet, faisant surgir… l’intensité d’un Don José aux côtés de la belle indienne. Les airs et parties de Gérald sont parmi les plus raffinés de l’opéra romantique français pour ténor, aussi aboutis que Gounod et Massenet, dans la veine du Nadir des pêcheurs de perles de Bizet. Dommage.
Le chœur de l’Opéra de Nice gagne peu à peu en assurance, dans la scène du marché au II ; puis au III, quand les choristes sont placés de chaque côté du plateau entourant les deux amants réunis…

Sous la direction de Jacques Lacombe, l’Orchestre maison  s’affine en cours de soirée lui aussi, jouant de mieux en mieux [en équilibre et en détails] sur les couleurs et la magie des timbres ; les cordes encore raides au départ [ouverture] s’assouplissent de plus en plus à l’écoute, comme si elles épousaient en résonance la sensualité de Lakmé qui se libère et règne peu à peu de façon souveraine. Pour le reste, la production visuellement captive, clarifiant le monde imaginaire de Lakmé, son ardente et inextinguible aspiration au rêve et à l’amour.

 

 

 

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CRITIQUE, opéra. NICE, le 1er octobre 2023. DELIBES : Lakmé. Jacques Lacombe / Laurent Pelly. IL reste une dernière représentation à Nice, ce soir, mardi 3 octobre 2023l 20h. Incontournable. Photos  (C) Dominique Jaussein / Opéra de Nice

 

 

distribution
Direction musicale: Jacques Lacombe
Mise en scène & costumes: Laurent Pelly
Reprise par Luc Birraux
 – Adaptation des dialogues: Agathe Melinand
Décors: Camille Dugas – 
Lumières: Joël Adam


Lakmé: Kathryn Lewek
Gérald: Thomas Bettinger
Mallika: Majdouline Zerari
Nilakantha: Jean-Luc Ballestra
Frédéric: Guillaume Andrieux
Ellen: Lauranne Oliva
Rose: Elsa Roux Chamou
Mrs Bentson: Svetlana Lifar
Hadji: Carl Ghazarossian

Chœur de l’Opéra de Nice
Orchestre Philharmonique de Nice


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